La phrase du jour

“"Si le théâtre oublie le monde, le monde finira pas oublier le théâtre". Bertolt Brecht



dimanche 14 février 2021

Evenement le 20 février 2021

Une série de rendez-vous avec les auteurs contemporains au théâtre de la Porte Saint-Michel à Avignon»Ce 1er coup de projecteur éclairera les textes pour la scène de Louise Caron, présidente de la délégation méditerranée des Ecrivains associés du théâtre.

Coup de projecteur sur l'oeuvre théâtrale de Louise Caron en partenariat avec le Théâtre de la Porte Saint-Michel à Avignon

 Samedi 20 février de 17h00 à 18h00 sur ZOOM


Une lecture des extraits de 2 de ses dernières pièces : 

Les silences (Ed. l'Harmattan) et Lignes brisées (inédit) sera suivie d’une discussion avec les participants à la visio-conférence.

Site de l’autrice : http://caronlouiser.blogspot.com/  

lien ZOOM

Participer à la réunion Zoom

https://us04web.zoom.us/j/75895308523?pwd=OERVS2U2aDg2WGJuOXNLVjBlRU5Tdz09

ID de réunion : 758 9530 8523

Code secret : 2hxB9M


mercredi 25 mars 2020

C'est en croyant aux roses qu'on les fait éclore

Et aussi sur mon site d'auteur plus d'infos sur le théâtre et mes autres publications et des audio-vidéos de courtes pièces que je lis. Une façon de partager mes univers.

Louise Caron copyright





PREMIER EXTRAIT : 

PROLOGUE

" La mort est avant tout l’affaire des vivants. La foule qui gruillait dans le cimetière de Sarignac en était la preuve. On y enterrait, ce matin de novembre, le Procureur général Lapérouse. Cet homme aussi puissant qu’honni allait bientôt nourrir les asticots.
Je me tenais à l’écart le long d’un cyprès. Les notables de la région avaient fait cercle autour d’un trou glaiseux. Dans la masse de crêpes noirs, j’aperçus des visages familiers. Tous patientaient, les yeux fixés sur l’archevêque de Bordeaux. Le prélat éclaboussait la noirceur d’un l’éclat violine. Lorsque les quatre hommes en costumes sombres eurent déposé le cercueil au-dessus de la fosse en équilibre sur deux planches, l’archevêque recommanda à Dieu l’âme du défunt. Au deuxième rang, le petit curé de la paroisse, le sang figé de rancune, remâchait entre ses dents son inutile homélie. Le sous-préfet rappela, avec l’emphase propre aux serviteurs de l’État, la rigueur dont le magistrat avait fait preuve au cours de sa carrière. S’il avait requis la peine de mort un si grand nombre de fois, c’était à dessein de protéger les honnêtes citoyens des fauteurs de troubles et des criminels. Des frissons parcoururent l’assistance, accompagnés de quelques rires niaiseux. Les fossoyeurs cadençaient les louanges d’un battement de godillots. Des regards impatients commençaient à s’égarer vers les montres. Les bâillements étouffés dissimulaient de plus en plus mal des soupirs résignés.
Il n’y eut aucune rose à jeter sur le cercueil. Il paraît que de son vivant, le magistrat abhorrait les fleurs coupées. Il avait toujours préféré les têtes. Par bonheur, le moment des condoléances dura peu. Une fin de race, comme on dit. Ses proches se résumaient à un cousin célibataire qui ne cessait de se moucher et à Louise, la gouvernante, engoncée dans une fourrure trop juste ayant appartenu à la comtesse Éloïse, feu la mère du Procureur. Il m’a semblé que la vieille servante était bien la seule à ressentir une douleur sincère. Et moi, j’étais empêtrée dans mes contradictions.
La foule, ayant fait les gestes attendus, s’est écoulée lentement par petits groupes. J’ai cherché en vain la parka bleue d’Antonin. Sans doute était-il déjà reparti. Ou bien il n’était pas venu. Son absence nous épargnait la cérémonie des adieux en plein vent, l’âpreté des séparations, l’ultime face-à-face des amours contrariées. Que pouvais-je faire d’autre que de crâner ? Pleurer inutilement ?
Les langues trop longtemps retenues se sont mises à l’ouvrage. Chacun avait à cœur de tisser la légende. Le Procureur était mort, mais de quoi ? On ne lui connaissait aucune maladie. Le mot suicide s’invita dans les conversations comme une hypothèse plausible à peine démentie par la présence du haut clergé, et l’absence d’autopsie. Le Procureur se serait fait sauter la cervelle de deux coups de fusil ! Non ? Mais si, puisqu’on vous le dit. Deux coups ? Le nombre paraissait déconcertant voire anormal pour un suicide. Mais, la logique n’a jamais été le moteur des ragots.
J’ai songé que Louise pourrait raconter bien des choses s’il s’avérait qu’elle se décidât un jour à parler. Là-dessus, je me suis éclipsée dans le silence ouaté des morts. J’ai gagné la gare. Un long voyage m’attendait. Personne n’aurait pu me retenir.
Sarignac-en-Médoc.
5 novembre 1976.



DEUXIÈME EXTRAIT


CHAPITRE 1

Dix ans se sont écoulés depuis l’enterrement du Procureur Lapérouse.
J’avais commencé à écrire sur le quai de la gare en sortant du cimetière. Dans l’urgence. En dépit de la froidure, je brûlais de la fièvre d’oublier. Me délivrer de la mort du Procureur, de tout ce qui s’y rattachait. Le train était arrivé à l’heure, j’avais rangé mon cahier. Après, il y a un blanc de dix années.
Il aura fallu un déménagement dans l’autre hémisphère et la naissance de ma fille pour que l’histoire complète, celle qui me relie au Procureur et à mon père, accepte que je la mette en mots. On voit par là que ce n’est pas l’auteur qui décide de l’instant des semailles.
J'avais entamé mon récit par la fin : l’enterrement. Il est temps de revenir à l'origine de l'histoire.

Je m’appelle Nadia Lefebvre. Je porte le nom de Lisa, ma mère. Un nom de famille qui sent à plein nez ses houillères, ses fondoirs, sa métallurgie et la mer. Un nom qui désigne une bâtarde. J’ai été élevée par les parents de Lisa, Maman Doucette et Papa Jo — les Vieux comme je les ai toujours appelés. Ces deux-là m’ont façonnée selon des préceptes propres à leur milieu.
J’ai grandi solitaire par crainte du rejet des autres. Je vivais dans un tout petit cercle sans avoir l'idée de regarder ailleurs ; hors de chez nous, je veux dire. Si j’avais ouvert les yeux, tout ce qui me manquait me serait probablement apparu. Je ne parle pas de l’argent ; le peu qu’on avait suffisait à faire bouillir le pot, comme disait la grand-mère avec son accent picard. Je ne parle pas de l’amour, mes grands-parents me chérissaient d’une tendresse bourrue, un sentiment compact qui ne s’ouvre pas, ne s’avoue pas, ne débouche sur aucun épanchement, qui se contente d’être. Ils m’ont protégée jusqu’à l’asphyxie.
J’existais par les livres. Nous n’en possédions presque pas, ce n’était pas dans nos moyens. Pourtant je m’en gavais. Les emprunts à l’école et à la bibliothèque étaient insuffisants pour mon insatiable appétit. J’en volais donci chez un bouquiniste au marché, le jeudi. Ses caissettes défoncées recelaient la Terre Promise. Le bonhomme me voyait fourrer les livres dans mon sac. Il aurait pu crier, me faire honte, me traiter de petite voleuse devant tout le monde. Il préférait se laisser piller, un drôle de sourire sur sa bouche édentée. J’y décelais une incitation à poursuivre. Et je recommençais chaque semaine sans remord puisque c’était une faveur qu’il m’octroyait. Je lui dois de fabuleux voyages. De purs moments d’enthousiasme. Je trouvais la félicité dans les histoires des autres. Peut-être parce que je n’étais personne. J’ai attendu la fin de mon adolescence pour trouver dans l’écriture d’un journal une façon d’entasser mes propres briques.

Il est arrivé qu’on me plaigne ; des dames bien mises qui venaient chez nous, — souvent par paires —, les mains gantées de chevreau beige, et qui s’asseyaient sur le rebord d’une chaise dans la cuisine. D’un geste preste, elles rabattaient leurs jupes grises sur leurs genoux serrés. Compassées, elles nous observaient la bouche en cul-de-poule. Les patronnesses.
Je souris encore à leur évocation. Papa Jo, en crachant par terre, les traitait de punaises de sacristie. Elles nous apportaient des cartons d’habits qui empestaient la naphtaline. L’odeur m’est restée. Elle est toujours porteuse pour moi du charitable mépris des riches. Elles venaient respirer chez nous le parfum de la pauvreté digne. Elles le flairaient avec délice parce qu’elles s'en savaient prémunies. L’une me pinçait la joue, l’autre s’inquiétait de ma maigreur et me demandait si j’aimais le petit Jésus. « Pourquoi n’envoyez-vous pas cette enfant au catéchisme ?, demandaient-elles à ma grand-mère, il est temps qu’elle fasse sa communion. Elle est bonne élève, on pourrait lui obtenir une bourse pour sa sixième à Saint-Vincent-de Paul. Un lycée privé de qualité. Pensez, il est sous l’égide de l’Épiscopat. »
Ces soirs-là, Papa Jo menaçait de les attraper par la peau du dos et de les expédier au diable si elles remettaient les pieds chez nous. « La petite n’a pas besoin de bourse, ni des frusques usées dont elles se débarrassent, grondait-il en frappant la table de ses poings noueux, qu’est-ce qu’elle croivent, qu’on fait la mendicité. » Il tournait vers moi ses bons yeux remplis d’une saine colère : « Nadia, je t’interdis, t’entends, de t’affubler avec les rebuts des autres. Samedi on ira jusqu’à Dunkerque, tu choisiras une robe à ton goût. Une neuve. Non mais ! »
Le mois d’après, elles remettaient ça. Elles ne se lassaient pas de vouloir habiller mon corps et sauver mon âme. « Vous pourriez l’inscrire aux Jeannettes. Elle s’y ferait des amies de son âge. Des petites filles issues de bonnes familles. » Comme si la nôtre était mauvaise. Ma grand-mère hochait la tête. Ni oui, ni non. Elle tisonnait le poêle pour couper court. Émerveillée, j’observais le feu d’artifice qui s’échappait du brasier tandis que les patronnesses m’enrobaient de paroles de miel : « Tu viendrais goûter au patronage, tu pourrais manger autant de gâteaux que tu voudrais et des barres de chocolat. Et puis tu t’amuserais. Tu n’aimerais pas avoir des camarades de ton âge pour jouer le jeudi ? »
Je n’osais pas leur dire que je préférais suivre les aventures de Bibi Fricotin ou accompagner les chevauchées du vicomte de Bragelonne. Comment leur expliquer, sans les vexer, que la compagnie des autres filles m'ennuyait ; que les alliances, les exclusions, les perfidies, les cancaneries, n’étaient pas supportables en vrai. Alors, je rusais en imitant ma grand-mère. À mon tour de secouer le menton de haut en bas, puis de droite à gauche, en faisant hum… hum… avec la glotte. Les bigotes repartaient bredouilles, la bouche et le cul pareillement pincés.
Un jour, elles ont cessé de venir. J’ai un peu regretté les jolis chemisiers blancs à col Claudine brodés d’initiales qui n’étaient pas les miennes, et les jupes plissées bleu marine qui me donnaient l’air d’une petite bourgeoise endimanchée au sortir de la messe.
Je n’ai pas fait ma communion.
Je ne suis pas allée m’ébattre aux Jeannettes.
J’ai continué à bourlinguer dans ma tête hors de toute réalité.

L’école, j’y allais sans dégoût ni plaisir. On n’y apprenait rien d’intéressant à mon goût. Il fallait s’appliquer, lever le doigt avant de parler, apprendre par cœur des poésies stupides et les déclamer en respectant la ponctuation, au garde-à-vous, en y mettant le ton. Ma grand-mère surveillait mes devoirs en épluchant les légumes. Devant son fourneau, elle me faisait réciter mes leçons. Au mot près. Mais, il ne fallait pas compter sur elle pour m’expliquer ce que je ne comprenais pas dans mes lectures. J’emmagasinais ainsi des idées obscures sans personne pour m’éclairer. Je continuais à engranger, certaine qu’un jour la lumière viendrait. C’était comme la musique ou les reproductions de tableaux, il y avait une logique que je ne parvenais pas toujours à saisir, mais qui me transportait.
Vivre dans la fiction était une façon de ne pas être là. Cela finissait à la longue par décourager les gens. Je ne réussissais pas à me faire des amis. Pas longtemps en tout cas. Je tentais de compenser mon émotivité par une arrogance désastreuse. À peine admise dans un groupe, j’en étais déjà exclue au motif de faire bande à part ou de vouloir la ramener. Qu’est-ce qui n’allait pas chez moi ?

Papa Jo et Maman Doucette prétendaient que je ressemblais à ma mère, photos à l’appui. Parce que ça leur faisait plaisir, j’ai répondu à leurs vœux en collant de mon mieux à l’image de leurs clichés jaunis, persuadée de n’être qu’une réplique imparfaite de Lisa qui durait à travers moi en un petit arrangement avec la mort. Ma présence dotait les Vieux d’une raison valable de s’accrocher. De mon père, ils ne me parlaient pas. Bouche cousue sur l’origine de la semence.
De Lisa, je n’ai conservé que des impressions éphémères.
La caresse de ses cheveux sur ma joue.
La douceur de sa bouche dans un baiser de plume.
Un regard de feuille d’automne et une odeur de lilas.
À quatre ans, les souvenirs coulent comme l’eau des torrents. Ne demeure qu’un éblouissement, un reflet, jusqu’à ce qu’il se ternisse au fil des ans et finisse par disparaître.

Il ne faudrait pas croire que les orphelins attirent la sympathie. Personne n’est plus impitoyable que les enfants entre eux. Les filles chantaient en me montrant du doigt dans la cour. : « Elle n’a ni père, ni mère ! tralalalalaire !»
Privée d’identité, on m’avait bannie de la norme sociale.
Alors à huit ans, moi qui étais si gauche, j’ai eu l’audace de m’inventer une filiation à mon goût. Et pas n’importe laquelle, une ascendance mythologique. Un homme, à corps de cygne, avait fait l’amour à ma mère sur la plage de Bray-Dunes. Il avait disparu la laissant enceinte accoucher seule dans des draps de sable blanc. Et si j’étais orpheline, c’est que Lisa était morte d’amour en me mettant au monde tandis que mon père, lui, s’était évaporé dans l’azur comme il se doit pour un dieu descendu de l’Olympe.
Sidération de la maîtresse et des morveuses de la classe. Plantée devant le tableau noir, je fus crucifiée par les trente regards de poissons crevés qui pointaient sur moi ! On conviendra que pour être comme les autres, c’était plutôt raté. Dehors, les arbres bourgeonnaient, le ciel désespérément gris n’avait rien d’exceptionnel. Tout était normal, habituel, à l’exception du récit épique de ma naissance qui avait fait dérailler le train de la bienséance. Ce n’était ni concevable, ni convenable.

Chez nous, à la fin des années 1950, un voile pudique entoilait encore la sexualité et ce qui tournait autour : l’anatomie, les étreintes, le jaillissement de l’enfant hors du ventre de la femme. Pour en parler — uniquement quand on était contraint d’en parler — on usait à voix feutrée de métaphores bucoliques. Cette innocence persistait parfois jusqu’au mariage qui réservait alors bien des surprises ! Rien d’étonnant à ce que mon institutrice — confite dans le célibat — ait été consternée par les mots précis que j’avais employés : faire l’amour, enceinte, accoucher. Même draps ! Elle convoqua dare-dare mes grands-parents. « Une orpheline pour s’épanouir à besoin de connaître ses origines, leur a-t-elle dit. Fournissez-lui quelque chose pour se construire décemment, un modèle à qui s’identifier et surveillez ses lectures. Son imagination est dévastatrice. »
Je suis devenue la victime expiatoire de ce minuscule scandale.
L’air de la calomnie a grondé dans les rues de Candekerque. Les filles en avaient parlé à leurs mères qui en avaient discuté entre elles. De la charcutière à l’épicier personne ne pouvait plus ignorer que la petite Lefebvre avait l’esprit taraudé de pensées vicieuses. Lorsque maman Doucette entrait quelque part, les voix s’éteignaient laissant toute la place à un silence réprobateur. Les portes des bonnes familles — qui ne m’avaient pas été ouvertes jusqu’alors faute de fréquenter le catéchisme — me sont demeurées définitivement fermées. J’en ai souffert en silence. Pas de l’absence de camarades, je l’ai déjà dit, la lecture occupait tout l’espace. Mais, j’étais écrabouillée par le poids de la différence. Ça me donnait des maux de ventre que ma grand-mère attribuait à la gymnastique ou au chocolat, et qu’elle soignait avec des tisanes de marjolaine.

Tandis que Papa Jo s’alarmait de devoir m’entretenir de mon père, Maman Doucette cogitait. Des deux, ce fut toujours elle la plus attachée à me protéger, aussi à me mentir davantage. Ainsi, c’est elle qui s’est chargée de m’instruire. Pour la circonstance elle avait quitté sa blouse à carreaux, mis sa robe des grandes occasions, une robe bleue roi à fines rayures, et s’était frisé les cheveux. Avec la mine d’un curé en chaire un matin d’enterrement, elle me fit asseoir face à elle sur une chaise à haut dossier qui obligeait à se tenir droite. Son embonpoint se reflétait dans la glace piquée de l’armoire à linge. Une odeur de lavande imprégnait la chambre. Sur le papier peint des bergères romantiques d’un rose passé gardaient leur troupeau, tandis qu’à leurs pieds un pastoureau jouait sagement de la flûte de Pan. Il est étrange, alors que la mémoire est la chose la moins fiable qui soit, que ces détails me reviennent si précis. C’est comme si je n’avais rien vécu depuis ces années-là. Les mains de ma grand-mère, posées sur les miennes, tremblaient plus que de coutume. J’aime à croire aujourd’hui que c’était l’idée de devoir me tromper qui la faisait frémir. Sans me regarder, elle me servit un conte qui préservait l’honneur familial. Il tenait en une phrase. « Ton père, mon lapin, a fait naufrage au large de Cipango avant d’avoir eu le temps d’épouser ta pauvre maman. »
Voilà qui était assez laconique pour alimenter l’imagination d’une gamine solitaire qui habitait un pays dans sa tête. Et le sang du flibustier — que j’imaginais exotique — expliquait parfaitement ma toison brune et ma peau mate. Le vieux Larousse confirma que Cipango avait bien pu avaler mon père dans ses tornades et ses raz-de-marée. Encouragée par les vers de Heredia et cette histoire à dormir debout, je m’étais fabriqué un père de légende, admirable : aventurier, écumeur de mers, chercheur d’or, redresseur de torts sur les océans du monde. Une sorte de Zorro maritime ressemblant aux acteurs en vogue dont je découpais les photos dans Cinémonde.
Comme je l’adorais, ce naufragé magnifique ! Longtemps je me suis endormie les yeux fixés à une carte du Japon punaisée en face de mon lit, avec l’idée de partir à mon tour. Un été, j’avais tenté de m’embarquer clandestinement pour l’Orient dans une fugue adolescente. Pourquoi n’étais-je pas restée cachée derrière les cordages jusqu’à que le bateau ait atteint le large ?
Il faut croire que je n’étais pas taillée pour les folies concrètes. À quinze ans je passais mon temps assise sur les marches au soleil quand il se montrait. Un livre sur les genoux, je me contentais de naviguer dans le temps décalé d’univers parallèles. Je me suis glissée dans la peau de tant de personnages. Mon cœur, qui restait sourd à l’appel des garçons, battait pour des soupirants de papier, des séducteurs au sang d’encre noire
Et c’était aussi bien car les Vieux ne badinaient pas avec la vertu et l’éducation. Là-dessus, ils partageaient les valeurs morales de la bourgeoisie catholique du Nord. À mes yeux, leur austérité allait de soi parce qu’ils étaient vieux. Ça ne me semblait ni étrange, ni injuste, et il ne me serait pas venu à l’esprit de discuter. C’était comme ça. Pas de surprises-parties, pas de séances de cinéma avec des camarades, encore moins des soirées au dancing. Un petit ami ? N’en parlons même pas. Ces choses-là, c’était pour les autres, les délurées, celles qui fricotaient ; les filles de la cité Maurice Thorez, une barre de logements HLM construite à la marge de Candekerque à la fin des années 1950. Ces filles justement que maman Doucette me désignait du doigt — exemple du Mal — lorsque par hasard ces gamines s’aventuraient au-delà du cordon sanitaire qui isolait la cité de cœur de la ville.
Il aura fallu que j’attende d’être étudiante pour aller avec un garçon. Il s’appelait Serge. Un samedi soir, on est allés au cinéma. Dans le noir propice aux explorations, sa main s’est faufilée dans ma culotte et sa langue dans ma bouche. La semaine suivante, on est retournés au cinéma. À la sortie, tout échauffé, il m’a entraînée dans sa chambre. Il s’est mis à embrasser mes seins, à faire glisser ma jupe. Je me suis dégagée, mon envie de sexe refrénée par la peur qu’il me prenne pour une fille facile. Entre Serge et moi s’est profilé le spectre des mauvaises de la cité Maurice Thorez ! Pétrie des recommandations de maman Doucette, je voulais me marier avant de coucher. Serge naturellement a pris peur et m’a laissée à mes principes.
J’ai observé la stratégie des autres filles à l’Ecole Normale d’institutrices d’Arras où j’étais interne. J’ai compris que pour être acceptée, il fallait faire comme tout le monde et pour garder un homme, il fallait se laisser faire. J’ai sauté le pas avec le suivant. Je n’avais pas imaginé que faire l’amour se résumerait à un bref combat de corps moites. Il a joui puis s’est retiré laissant mon corps affamé dans les replis du drap. Il s’est étonné, c’est la première fois ? Et le oui timide qui émergea de mes larmes l’a fait rire. Très vite, lui aussi s’est lassé, m’a évitée et a fini par ne plus venir à nos rendez-vous. Et encore le suivant. Ça finissait toujours par au revoir et parfois merci. Était-ce à cause de mes silences, de ma passivité entre leurs bras, ou mon incapacité à être de mon temps

En vérité, le constat est accablant. J’ai été mal élevée pour mon bien, emmurée dans une citadelle factice par des geôliers aimants. Les Vieux voulaient le meilleur pour moi, quitte à m’empêcher de vivre. N’est-ce pas paradoxal ? Lorsqu’il m’arrive aujourd'hui d’évoquer mon enfance, il y a toujours quelqu’un parmi nos amis pour me demander pourquoi ne me suis jamais rebellée. Simplement, parce que je n’y pensais pas. Je ne prêtais pas attention à ce qui clochait. Les choses exaltantes, je les vivais en imagination. J’habitais un territoire dans ma tête. À présent, je peux mettre des mots sur ce qui me manquait dans cet étroit cocon que les Vieux m’avaient tissé.
Certainement de la place pour grandir.
Une ouverture vers les autres et de l’ambition pour moi.
Appréhender la société telle qu’elle était, brutale et sans pitié.
Être mieux informée des pulsions des hommes pour être à même d’y répondre.
Comprendre les enjeux des années d’après guerre.
Être au fait des soubresauts de l’actualité, de l’Histoire, savoir que la France se battait pour conserver son empire colonial. Qu’après l’Indochine, c’était l’Algérie qui venait réclamer son indépendance dans la violence d’une révolution.
Je n’avais pas réalisé que l’époque ralentie de mes grands-parents était en mutation et cédait la place à une autre, plus attrayante, plus effrayante et aussi plus dure aux faibles. Qu’on était entré dans la modernité. Que tout désormais allait plus vite, plus loin. Tout bougeait, tout pulsait au rythme de nouveaux tempos. Le monde d’avant, fossilisé sur ses certitudes, ses habitudes, son étroitesse morale, en un mot celui des Vieux, avait volé en éclats sous mes yeux sans que j’en aie pris conscience, le temps d’un mois de mai.
Il fallait se battre pour exister, prendre la vie à pleines mains, mordre à pleines dents dans le gâteau ou percuter le mur de plein fouet. J’en suis restée un moment sonnée, KO debout. Le pire était à venir, mais je ne le savais pas.


CHAPITRE 2
Le jour de mes vingt-et-un ans, l’auteur de mes jours — pas le pirate naufragé, mais un autre sinistré — s’invita à la fête sous forme d’une courte lettre écrite dix-neuf ans plus tôt. Celui-là surgissait dans ma vie comme un lapin hors du chapeau d’un bateleur. La littérature — ma seule référence — fourmillait d’exemples de géniteurs repentants, de tentatives tardives de rapprochement. Le sinistré, lui, en cela plus original, me faisait en quelques mots ses adieux à la veille d’être guillotiné à la prison Koudiat de Constantine, le 21 décembre 1956. Il s’appelait Lahcène Ben Ali. Le ton dont j’use à présent pour relater la chose ne prouve pas que sur l’instant je l’aie prise à la légère. Je fus sidérée par la violence de la révélation, par ce qu’elle comportait d’invraisemblance et de barbarie. Ça ne pouvait être qu’une mauvaise blague. On allait venir me dire que c’était pour de rire et tout allait reprendre sa place. C’était nier l’évidence, car la lettre de l’avocat, qui accompagnait le billet de Ben Ali, n’avait rien d’une plaisanterie. Il m’expliquait la promesse faite à son client de me faire parvenir le moment venu, ce qu’il nommait son testament. Il regrettait de n’avoir pas réussi à le sauver d’un châtiment cruel. Pour me retrouver, il avait fait des recherches, appris la mort de ma mère dont il se disait désolé. Suivait une formule de politesse et son adresse à Lyon. Personne de mon entourage n’aurait eu assez d’imagination pour inventer ça. On était le 21 Avril 1975. Une fois éliminée l’hypothèse d’un canular, je basculai dans un trou noir, aspirée de l’intérieur. L’image paraît pompeuse, excessive. C’est pourtant ce que j’ai ressenti : la disparition du soleil et une chute dans un gouffre. Personne ne peut comprendre faute de l’avoir vécu. Des années après, je suis toujours incapable de l’expliquer mieux. Les mots manquent pour dire l'inconcevable. Mon front s’est écrasé contre la meulière du mur jusqu’à ce que la pierre granuleuse s’enfonce dans ma chair et que la douleur me prouve que j’étais vivante. Guillotiné, prison, Constantine, rebondissaient de mon cerveau à mon ventre en une atroce partie de ping-pong. Tout ce que je n’avais pas su interpréter durant mon enfance ss’expliquait tout d’un coup. Les silences embarrassés, les soupirs, les regards en biais, en réponse à mes questions. Je me demandais même si ce qu’ils m’avaient raconté sur la mort de ma mère contenait une once de vérité. La rupture d’anévrisme qui l’avait terrassée cachait peut-être autre chose, un suicide ou… quoi ? Pouvais-je les croire là-dessus alors qu'ils m’avaient toujours leurrée ? Soudain, je doutais de tout. Je suis rentrée dans la maison, pleine de rage, entraînant dans ma course le porte-manteau et tous ses oripeaux. Le bouquet qui fleurissait la salle à manger fut ma première victime, la grosse boîte enrubannée de bolduc n’échappa pas au carnage, pas davantage que le fraisier qui n’attendait plus que les bougies. Sa crème est allée dégouliner sur le mur en larmes roses épaisses. Maman Doucette alertée par le vacarme est entrée. Elle a poussé un hurlement. Je l’ai saisie par le bras, la serrant jusqu’à lui faire mal, je l’ai obligée à lire la lettre. Elle me l’a rendue en grognant : « Tu ne vas pas croire ces horreurs, mon lapin ? ». Et comme je demeurais plongée dans un silence buté, elle a marmonné : « Pourquoi, elle nous a rien dit, ta mère ? Quel malheur ! ». Ceci ne l’a pas empêchée d’aller chercher un balai pour déblayer le champ de bataille. Ma grand-mère avait sa méthode pour fuir ce qui la dérangeait. Elle s’agitait dans une multitude d’actions destinées à masquer la réalité. Les tâches ménagères lui ont toujours servies à canaliser ses angoisses. Je n’ai pas interpellé Papa Jo qui massacrait La vie en rose en se rasant. C’est étrange, j’ai toujours ménagé mon grand-père alors que sa responsabilité n’était pas moins grande. Prévoyant de ne jamais revenir, j’ai emporté le livret de famille de ma mère rangé dans le tiroir du buffet. Ce meuble et toute la salle à manger m’ont donné envie de vomir ; et le pavillon tout entier, et le jardinet, et la rue, et la ville, et la région et même le ciel qui pour mon anniversaire s’était habillé des couleurs de la Côte d’Azur. Pleine de rancune, je suis montée prendre mes affaires. J’ai abandonné les deux Vieux à la lisière des champs de betteraves. J’ignore ce qu’ils ont pu raconter aux voisins qu’ils avaient invités à la fête. J’ignore même si le repas a été servi. J’ai regagné ma chambre à Paris, le cœur gonflé. Une marmite sous pression. Et les questions ont commencé à surgir. Quel crime avait donc commis Lahcène Ben Ali pour connaître une fin aussi tragique que déshonorante ? Quelle part ma mère avait-elle pu prendre dans ce forfait ? Comment allais-je pouvoir vivre avec cette infamie ? Je me souviens avoir cherché quel visage pouvait avoir cet inconnu qui avait si mal tourné. J’ai fini avec le temps par lui offrir le mien. Le sort de mon père et son crime dont j’ignorais tout me rongeaient de l’intérieur. Les nerfs en pelote à chaque mouvement. J’avais mal partout. Tout le temps. Des maux de tête qui ne cédaient pas à l’aspirine. Dans ma classe, je perdais patience, irritée au moindre bruit. Je demeurais de longs moments prostrée tandis que les élèves dessinaient. La nuit, malgré la fatigue, je ne pouvais pas dormir et les heures blanches s’égrenaient. À peine fermais-je les yeux que des images d’exécution et de supplices défilaient comme un film d’horreur. Lorsque je marchais dans la rue, j’avais la sensation d’être la cible de regards indignés. Comme si l’indignité de mon père se lisait sur mon visage Je revivais ce que j’avais vécu lorsque les filles de ma classe me désignaient du doigt en hurlant de méchantes comptines. A la maison, je m’effondrais abandonnant mon corps au chagrin. Je suis allée voir un médecin, lui ai signalé mes insomnies sans en préciser la cause. J’avais trop honte. Il me prescrivit des calmants et un arrêt de travail. Pour me délivrer de ces visions monstrueuses, j’ai repris l’habitude d’écrire régulièrement dans mon journal. Toute petite, j’y notais la météo en dessinant un soleil, un nuage ou le plus souvent des gouttes de pluie. Adolescente, je griffonnais des impressions naïves sur les gens et les lieux que je fréquentais ; autant dire toujours la même chose, exception faite de mes lectures qui ont longtemps constitué les seules aventures de ma vie et la source principale de mes émotions. Comme la plupart des jeunes filles j’y couchais des émois intimes sans jamais avoir eu l’occasion de les expérimenter. A l’époque, j’utilisais des agendas réclame — caricature de cochon souriant et dicton en bas de la page — que le charcutier offrait à maman Doucette au nouvel an. Puis, j’ai acheté des cahiers bon marché avec l’argent économisé sur la monnaie du pain. Ils étaient planqués dans le double fond de ma valise perchée au-dessus de la penderie par crainte qu’ils ne fussent lus pour mon bien. J’ai souvent songé à les détruire. Je suis heureuse de ne pas l’avoir fait, ce sont ces pages qui me permettent aujourd’hui de me souvenir de la fille que j’ai été jadis. Qui sait, si , sans elles, je ne serais pas tentée de gommer une part de ce qui me constitue.. Dans une papeterie de la rue de Rennes, j’ai trouvé le même genre de cahiers aux carreaux bleu pastel avec les tables de multiplication imprimées au dos de la couverture colorée. J’en ai acheté une dizaine. En rentrant, j’ai entamé un premier cahier et commencé à y consigner ce qui me tourmentait. Ma rancune contre les Vieux qui m’avaient entretenue dans une illusion ; l’idée que je me faisais de ce Lahcène Ben Ali ; la cruauté d’une décapitation ; l’infamie qui s’y rattachait et qui m’éclaboussait parce que — que je le veuille ou non — j’avais les gènes de cet homme en partage ; la difficulté de vivre avec son sang dans mes veines. Je le sentais comme un venin qui me réduisait à l’état de coupable. Était-ce de lui que je tenais ma propension aux petits larcins, ma timidité assortie d’arrogance ? D’autres questions me tourmentaient : un géniteur est-il un père ? En quoi ses origines maghrébines me concernaient-elles, moi qui me sentait si fort liée au Nord qui m’avait vue grandir. Je n’avais personne de confiance à qui me confier, ni à Paris, ni ailleurs. Le seul qui aurait pu recevoir mes confidences, c’était Vincent, l’homme que j’aimais. Seulement, c’est moi qui n’étais pas prête à lui parler. C’était si humiliant. Alors, écrire sur ces cahiers avait un pouvoir cathartique. Depuis que je savais qui était mon père le moindre incident dans ma vie devenait signe, faisait sens, et me ramenait à Ben Ali. À deux pas de l’école où j’enseignais, Il y avait un épicier arabe dont la boutique était ouverte sept jours sur sept. Chez Habib. Au dessus de la porte une enseigne lumineuse un peu kitch, aux couleurs sans cesse renouvelées par la magie de l’aléatoire. Dès qu’il y avait un rayon de soleil Habib s’asseyait sur une chaise de paille à l’entrée de son commerce, le nez à la hauteur des cageots de fruits. Il passait ses journées à palabrer avec les gens du quartier. Je lui achetais souvent des bricoles pour me dépanner en rentrant après l’étude. Depuis le 21 avril j’évitais de le croiser. Son nom et son allure évoquaient trop des origines dont je ne cessais de traquer la trace. Mes sourcils fournis, mes lèvres ourlées, ma peau mate, mes cheveux ondulés… à part ça — disons l’emballage — aucune histoire familiale où puiser des racines. Qu’est-ce qui me reliait à l’autre rive de la Méditerranée ? Depuis que j’avais repris l’écriture de mon journal, mes angoisses avaient diminué. Je somatisais moins. Somatiser, c’est le mot que le médecin avait employé pour expliquer mes insomnies. Il s’était imaginé un chagrin d’amour, l’anticipant de quelques semaines. L’idée de n’être française qu’à moitié avait provoqué en moi une fracture inattendue. J’étais mal à aise avec mon métissage. À vrai dire, c’est surtout avec l’Algérie que je n’étais pas à l’aise. À cause de ce qu’on avait appelé pudiquement : les Événements. J’étais née l’année de la Toussaint sanglante considérée comme le début de la révolution algérienne ; à la signature des accords d’Evian, j’avais huit ans. Je l’ai déjà mentionné, on me tenait éloignée de l’actualité. Les informations ne m’atteignaient pas. Je me souviens tout de même que le frère d’une camarade d’école avait été tué par une bombe, à Alger, pendant son service militaire. En classe, on nous avait fait observer une minute de silence. J’en avais parlé à Papa Jo qui avait hoché la tête. Il m’avait répondu, hurlant pour couvrir le bruit de sa forge : — Ils auront beau envoyer des jeunes se faire massacrer, il faudra bien qu’un jour, ils lâchent prise. Tu es trop petite pour comprendre. J’ignorais qui étaient ces ils qui décidaient de tout. — C’est loin l’Algérie, alors on s’en fiche, hein Papa Jo ? Ça ne viendra pas jusqu’à Candekerque ! avais-je répondu un peu rassurée, parce que j’avais imaginé des tranchées éventrer nos rues prises sous le feu nourri des canons comme pendant la Grande guerre dont on célébrait les morts le 11 novembre. — Mais oui, c’est loin, ne t’inquiète pas, petiote. Va donc faire un tour en vélo et ne pense plus à tout ça. Tu n’y peux rien et moi non plus. Ce n’est pas nous qui tirons les ficelles. Je m’étais empressée d’oublier le jeune mort, et les bombes, et l’Algérie, et ceux qui tiraient ces fameuses ficelles qui avaient le pouvoir d’envoyer des jeunes gens se faire massacrer. Que restait-il de ces années de guerre dans ma mémoire au moment où Ben Ali a surgi dans ma vie ? Le slogan Algérie Française ; le sigle FLN, synonyme de terroristes sanguinaires ou de héros patriotes ; celui de l’OAS, organisation clandestine farouchement attachée à l’Algérie française qui posait des bombes et complotait contre de Gaulle ; aussi des noms sur lesquels je n’ai jamais mis de visage : Mendès-France, Massu, Soustelle, Susini, Bigeard, Salan, Ferrah Abbas, Boudiaf, Ben Bella… Et des mots que j’avais emmagasinés sans les comprendre ou les interpréter : gégène, exécution, état d’urgence, pleins pouvoirs, indépendance, putsch, métropole, rapatriés. Et des phrases dont le sens m’avait échappé : On a déjà perdu l’Indochine, alors il faut garder l’Algérie, l’Algérie c’est la France. Dans d’interminables discussions avec maman Doucette, mon grand-père défendait son point de vue une fois la radio éteinte. Il pensait que des colons arrogants maintenaient les Algériens dans un état de dépendance indigne. Que ça lui rappelait les vilaines façons des gros bonnets des Charbonnages. Il soutenait la guerre d’indépendance, sans le crier sur les toits parce que c’était un délit. Il considérait le retour du général de Gaulle comme la seule issue permettant d’éviter un coup d’état militaire, alors que ma grand-mère clamait que le Grand Charles était un dictateur. Qu’est-ce qu’une gamine repliée sur ses chimères pouvait y comprendre ? Tout ça m’ennuyait. Papa Jo l’avait dit, le mieux était de ne pas y penser. Ce n’était peut-être pas le mieux, mais c’était le plus simple et j’avais naguère appliqué son conseil à la lettre. Jusqu’au jour où j’ai réalisé que mon père était Algérien, le 22 mars 1962 représentait seulement le nom d’une rue de Candekerque que les gens continuaient d’appeler par habitude rue de La Verdure. Je n’avais aucune idée précise des faits qui s’étaient déroulés de 1954 à 1962. Ces événements tenaient une place importante dans la mémoire de la génération qui m’avait précédée, mais ils ne représentaient pas grand-chose pour les jeunes de mon âge. Trop récents pour appartenir à l’Histoire, ils n’étaient pas enseignés comme telle, mais ils n’étaient plus d’actualité. On les avait tout simplement mis de côté. Alors, c’était étrange de me trouver tout d’un coup rattachée à eux, malgré moi, par le sang qui m’irriguait. La sensation d’être rattrapée par l’Histoire et ne pas savoir où me situer. À la veille des grandes vacances, je me suis enfin décidée à avouer à Vincent ce que je savais sur mon père. Avouer, comme si j’avais été coupable ! Le choix du mot en dit long sur mon état d’esprit. Vincent était ingénieur dans l’industrie pharmaceutique, le genre de garçon qu’on juge a priori ouvert et cultivé. C’était un pondéré. De ses opinions j’ignorais tout, sinon qu’il avait voté pour Giscard et qu’il détestait le désordre. Depuis notre rencontre nous partagions de bons moments, le cinéma, les musées, les longues balades dans Paris main dans la main. Je pensais qu’on devait s’aimer puisque nous couchions ensemble et qu’il n’avait pas encore pris la fuite. Notre intimité ne prouvait-elle pas que nous fussions fait l’un pour l’autre ? Alors pourquoi cette inquiétude à lui parler ? J’avais servi un verre vin, mis des olives dans une coupe, et enfilé une jupe courte. Mes mots avaient été soigneusement pesés et répétés. Pas de pathos, faire simple ! J’avais besoin de soutien pas de pitié. J’ai donc présenté les faits sans émotion excessive comme s’ils ne me touchaient pas d’aussi près, alors que je brûlais de me jeter dans ses bras en pleurant. Ce qui m’importait c’était de partager, de m’alléger. Je ne sais pas de quel ton j’ai usé, mais j’ai vu son regard, d’abord incrédule, se charger d’une horreur muette. Il a détourné les yeux. J’ai pensé qu’il était lâche. On est resté paralysés, de part et d’autre de la table, dans un silence lourd. Une mouche est venue se poser au bord du verre en zinzinnant. Elle seule dans la pièce avait l’air d’être vivante. Mes yeux allaient de la mouche à Vincent qui se grattait le menton, la bouche crispée. Je voyais bien qu’il était horrifié. J’ai compris que je m’y étais mal prise. Décontenancée, j’ai balbutié : — Dis quelque chose... D’emblée, j’ai su que sa réponse mettrait fin à notre relation. — Tu le sais depuis avril, Nadia ! Et tu me le dis seulement maintenant ? Comment tu as pu faire une chose pareille ! Alors tes malaises, tes dérobades, ton dégoût de tout, ton prétendu surmenage, c’était à cause de ça ! Parce que tu ne digérais pas d’être la fille d’un salopard de meurtrier. Et moi, comme un con, j’ai tenu dans mes bras une fille de… Tu te rends compte… Le visage décomposé sous l’effet de la colère, ses paroles me cinglaient. Il a tapé contre la table du plat de la main. Le verre de vin s’est renversé souillant la nappe, les olives ont roulé. J’ai tenté de me défendre, de contre-attaquer : — C’est tout ce que tu trouves à dire ? Je suis un monstre parce que mon père a été guillotiné ? C’est cela que tu penses ? J’aurais pu rétorquer que la criminelle, ce n’était pas moi. Que je n’étais pas responsable. Que j’ignorais d’ailleurs pour quel crime mon père avait été exécuté. Mais ça ne m’a pas effleurée. En vérité — je l’ai réalisé plus tard — j’avais intégré l’idée d’une tache originelle. Vincent m’asséna le coup de grâce : — En plus, ton père était un de ces putains de melon ! — Ce mot ! Pas toi, Vincent ! — Si justement. C’est à cause de fellaghas comme lui que mon frère est mort. On a été obligés de plier bagages comme des voleurs en le laissant croupir dans une tombe. On a tout perdu. Ma famille est pieds noirs et toi t’es… ! Je l’ignorais. Il n’avait jamais évoqué la mort de son frère. Je n’ai pas su quoi dire. Je ne faisais que répéter son prénom : « Vincent, Vincent, Vincent … » Les mots ne venaient pas, seuls les gestes me restaient. J’ai saisi sa main. Il s’est dégagé si brutalement qu’il m’a griffée. — Laisse-moi. Ne me touche pas ! Ça me dégoûte. Chercher à le retenir n’aurait servi à rien. Il a quitté la chambre en claquant la porte. Je l’ai rouverte avec rage. Penchée par-dessus la rampe, je lui ai expédié sa veste roulée en boule qui a atterri sur le carrelage du rez-de-chaussée. Dans un sursaut de dignité, j’ai hurlé afin d’avoir le dernier mot : — Tire-toi. Connard ! L’insulte avait jailli sans préméditation. Elle était partie avec la violence d’un coup de feu, en état de légitime défense. Lorsque la porte de l’immeuble s’est refermée, j’ai compris que je venais de le perdre. Il avait été le seul, parmi les hommes que j’avais connus, avec lequel il m’avait semblé possible de faire un bout de route. J’avais appris avec lui à surmonter ma pudeur maladive, à faire les gestes qu’il fallait, ceux qui m’amenaient au plaisir. Pour cela j’étais persuadée que nous nous aimions. J’étais une idiote qui confondait tout. Que restait-il de cette illusion d’amour ? Une balafre sur le bras et une brosse à dents au bord du lavabo ! Je suis restée sidérée par la réaction brutale de Vincent. J’avais cru qu’en homme instruit, il aurait accueilli mon incroyable histoire avec sympathie, sans préjugé, qu’il m’aurait aidée à y voir plus clair. Au contraire, il m’avait condamnée sans m’entendre au nom d’une loi arbitraire que j’ai ensuite formulée en trois points sur mon cahier : Un enfant d’assassin est assassin par essence. Il porte en lui le gène du Mal. La violence est tapie dans la plus petite de ses cellules, elle gouverne son cerveau et se réveillera n’importe quand. N’était-ce pas aussi absurde que de prétendre comme les phrénologistes qu’il y existe une physionomie du réprouvé ? Et j’ai réalisé tout à coup que, depuis avril, je n’avais pas raisonné autrement. Mon malaise ne venait pas d’autre chose. Il était un produit de l’humiliation. L'ignominie de la décapitation avait rejailli sur moi. Je me dégoûtais autant que je dégoûtais les autres. À aucun moment il ne m’était venu à l’esprit que mon père aurait pu avoir été condamné à tort. À ce moment-là, la remarque de Vincent prit tout son sens. Il avait dit : « Un putain de melon… c’est à cause d’eux qu’on a tout perdu. » Par tout, Vincent entendait l’Algérie Française et son économie, les biens des Pieds Noirs dont ses parents s’étaient sentis dépossédés, la blessure laissée par la perte d’un frère et l’abandon d’un pays qui les avaient vu naître, qu’ils aimaient, mais dont ils se croyaient maîtres, ainsi que la rancœur que cela avait engendrée. Prise entre l’envie d’oublier Ben Ali et celle d’en savoir davantage, il me venait des idées contradictoires, que je formulais à haute voix. Nadia, il faut replacer la condamnation de Ben Ali dans son contexte, celui de cette fichue guerre/ Es-tu certaine de la nationalité de Lahcène Ben Ali… tu te gargarises d’Algérie, mais pourquoi ne serait-il pas Tunisien, Marocain…/ Et alors ? Pour être sûre, il faut chercher. /Parfois ce qu’on découvre est pire que ce qu’on imagine/ Tu voudrais ne rien faire, demeurer à ruminer des suppositions, à mentir, à ne jamais oser te marier de peur qu’on découvre le pot-aux-roses, à courber le dos sous le mépris comme tu l’as fait avec Vincent /Tu ferais mieux de ne plus y penser/ Je vais contacter l’avocat, aller à Lyon, en avoir le cœur net. La dernière idée fut décisive. Trop accablée pour dormir, j’ai ouvert la lucarne sur le ciel qui commençait à s’assombrir. L’air était doux. Je me suis couchée et j’ai regardé monter la première étoile. Pleurer m’aurait demandé une force que je n’avais pas. J’ai réfléchi à la meilleure façon de trouver la bonne distance entre Ben Ali et moi, à la manière la moins douloureuse de supporter la perte de Vincent. À la meilleure façon de faire des recherches sur mes origines.


CHAPITRE 3

J’ai pris le train pour Lyon le 4 juillet dans le tourbillon des grands départs. Une foule compacte se pressait aux guichets, survoltée. Une demie heure pour acheter un billet pour Lyon. Sur le quai nous étions collés les uns aux autres, on se cognaient aux valises et aux épuisettes. Tel un monstre mobile et sans âme nous ondulions vers nos places dans le bruit des annonces et des pleurs d’enfants. J’ai remonté tout le train pour rejoindre la première voiture. J’ai sorti un roman commencé en mars que je ne parvenais pas à finir. J’avais la tête ailleurs. J’étais trop préoccupée par ma propre histoire pour m’intéresser à la vie fictive des personnages de Tolstoï. J’ai lu quelques minutes, puis j’ai fermé le livre. J’ai regardé défiler le paysage morne de la région parisienne. Des scouts, gamins de banlieue en route vers l’aventure, se sont mis à chanter des chansons pleines de bons sentiments. 
Vent frais vent du matin
Dans le vent le sommet des grands pins
Voix du vent qui chante, allons dans le vent frais…
Dans la troupe y’a pas d’jambes de bois… 
Et puis Santiano que j’ai fredonné tout bas en songeant à mon adolescence immobile, aux voyages que je n’avais jamais accomplis, aux trains dans lesquels je n’avais jamais pris place, aux paquebots qui m’avaient laissée à quai, aux vols transatlantiques qui me semblaient inaccessibles. J’avais été élevée dans l’idée que jamais je n’aurais accès à ce genre de choses, de folies pour les riches disait Papa Jo. « Le luxe, petiote, les gens comme nous doivent pas y penser, les désirs imbéciles, c’est mauvais. » 
J’ai serré les paupières dans une tentative de rémission, tempérant mes regrets. Leurs idées n’étaient pas de mon âge, les renoncements des Vieux ne devaient pas m’empêcher d’avancer. Je n’avais que vingt-et-un ans, l’avenir était à conquérir. Quel avenir ai-je soudain pensé en revenant à l’objet de mon déplacement.
J’avais noté sur un calepin. une liste de questions que je devais poser à Me Loiseau. 
Est-ce que le crime pour lequel mon père avait été condamné avait un rapport avec des faits politiques ?
Avait-il été jugé par un tribunal civil ou militaire ? 
Avait-il pâtit d’une législation d’exception ? 
Où était-il né ? 
Où avait-il connu ma mère ? 
Mais ça, il ne devait pas le savoir. Un avocat n’est pas forcément un confident. 
Sur fond de champs et de ciel, je tentais d’imaginer le couple formé par Lisa et cet inconnu. C’était difficile. Sur ma mère je savais si peu de choses et sur ce Lahcène encore moins. Je me suis souvenue d’une conversation que j’avais eue au mois de mai avec Papa Jo, lorsque j’étais retournée les voir. Il avait fini, non sans réticence, par me fournir quelques éclaircissements. « Depuis que Lisa enseignait à Talence, on ne la voyait pas souvent, nous autres. Elle ne remontait ici qu’aux vacances de Noël. Odette la taquinait sur ses amours sans rien en tirer. Elle n’était pas causante ta mère, surtout là-dessus, elle était comme on dit, réservée. Elle tenait ça de moi, chez les Lefebvre on n’a peut-être pas de sous, mais on a de la pudeur. Je ce que je sais, c’est qu’en août 53, elle a écrit en nous réclamant un extrait de son acte de naissance. Elle disait qu’elle allait se marier à Bordeaux. On aurait préféré qu’elle nous annonce ça autrement. Et puis avant de la voir mariée on aurait aimé connaître notre futur gendre. Et naturellement que ça se passe chez nous, c’est l’usage. Mais ta mère, les usages, elle s'assoyait dessus. On a été peinés, surtout Odette qui rêvait de lui offrir une robe blanche et une cérémonie. On est pas croyant, mais j’aurais été fier d’entrer à l’église avec Lisa à mon bras, dans la musique des grandes orgues. On lui a tout de même proposé de faire l’effort de descendre à Bordeaux pour la noce. Elle a refusé sans explication. Alors, tu connais ta grand-mère, elle est montée sur ses grands-chevaux. Elle lui a écrit aussi sec que si c’était comme ça, qu’on n’était pas assez bien pour sa nouvelle famille, on ne voulait plus la voir. Moi, j’étais triste parce que Lisa, tu sais, elle comptait plus que tout pour moi. Et puis, en juillet 57, le 14 précisément, elle est arrivée ici sans s’être annoncée, avec toi dans une poussette ! Elle nous a dit, C’est Nadia, votre petite-fille. Quel feu d’artifice ! Le plus beau jour de notre vie. Ta grand-mère a ouvert tout grand ses bras, le cœur fendu en deux. Lisa venait d’être mutée à Lille. Elle habitait vers la place du Carnaval. On a vite compris qu’elle n’était pas mariée. Mais on n’a jamais osé lui demander pourquoi, ni qui était ton père. Odette supposait que c’était un garçon qui avait été tué en Algérie. Et puis, un dimanche, les Travers et leur fils Patrice, tu vois qui c’est, ils habitaient au dessus de la boulangerie. Bref, les Travers sont venus boire un coup à la maison, le jeune était en permission. Naturellement, on a parlé de la guerre, des règlements de compte entre les arabes, des liquidations dans des caves, des attentats du FLN et des ripostes de l’OAS ; plus la guerre durait là-bas plus les arabes avaient mauvaise presse ici. Beaucoup de gens voyaient d’un mauvais œil leur gamin risquer de se faire égorger dans les Aurès !  Le pire, a dit Patrice, c’est que des Français soutiennent le FLN. Ça, Nadia je l’ai pris pour moi, pardi, tout le monde ici savait que j’étais contre l’Algérie française. Et son père a surenchéri, Sans compter des salopes qui marchent avec des bicots. J’en connais quelques-unes à l’usine…elles ne perdent rien pour attendre, ces paillasses à crouillats ! Faudrait les tondre comme à la Libération.  Quand ils ont été partis, Lisa a dit : « Le père de la petite est Algérien. Il a été condamné… et renvoyé dans son pays. Son avocat n’a rien pu faire pour lui, il était perdu d’avance. Maintenant que vous connaissez la vérité, voulez-vous me tondre ? » Qu’est-ce que tu veux qu’on lui réponde ?  On a mis nos réflexions dans la poche, notre mouchoir dessus. Et puis, ta mère est morte quelques mois plus tard. Si ta grand-mère n’a pas voulu te parler de ton père, c’est qu’elle craignait que ce sang-là, tu comprends,  soit un handicap pour ton avenir. Et puis, elle redoutait qu’il soit encore vivant et qu’un jour il vienne te réclamer. On ignorait qu’il avait été raccourci. C’est toi qui nous l’as appris. Alors on s’est tus, on a fait du mieux qu’on pouvait pour bien t’éduquer et te donner un bon métier. Faut pas nous en vouloir. Maintenant Nadia, tu fais ce que tu veux. Mais ta famille c’est nous. » 
Mon grand-père ne s’était pas appesanti sur leurs réactions. Cependant, ils avaient dû être secoués en apprenant que ma mère — élevée dans le droit chemin comme on l’imagine bien — m’ait conçue avec un bicot comme disaient les gens de Candekerque. Les Vieux ne voulaient aucun mal aux étrangers, à condition qu’ils restent à distance de leur famille. Si on les avait accusés de racisme, mes grands-parents se seraient récriés et moi avec. Pourtant, je m’en rends compte aujourd’hui en écrivant ce livre, ils souffraient de cette xénophobie ordinaire qui se défend d’en être. 
Lorsque les Français, les Italiens ou les Polonais de la cité Maurice Thorez avaient laissé la place aux Africains et aux Maghrébins des fondoirs, une pétition avait circulé afin que les enfants de la cité ne soient pas scolarisés dans l’école du centre ville. Maman Doucette avait été une des plus acharnée à vouloir nous défendre contre ça ! Papa Jo, qui avait été favorable à l’indépendance de l’Algérie, partageait pourtant, avec la plupart des gens de son entourage, des préjugés défavorables à l’encontre des noirs et des arabes. 
Et moi à cette époque, où me situais-je dans ce débat-l’an?
Le cabinet de l’avocat se trouvait sur la presqu’île entre Saône et Rhône. L’itinéraire à partir de la gare de Perrache m’avait été indiqué au téléphone par la secrétaire. « C’est tout près, avait-elle précisé, vous enfilez la rue Henri IV, la rue Sainte-Hélène et à droite vous avez la rue du Plat, vous ne pouvez pas vous perdre. » Pas si sûr ! Je n’avais jamais mis les pieds à Lyon. À Lyon ou ailleurs, en dehors du Pas-de-Calais. Sauf une fois, en voyage scolaire, une visite des Châteaux de la Loire et, l’été précédent, un séjour à Chamonix avec Vincent. La rue Henri IV ? Je ne l’ai pas trouvée. Et n’ai aucun souvenir de la façon dont j’ai atteint la rue du Plat. Le N° 42 correspondait à un vieil immeuble. La porte cochère ouvrait sur un passage. Une cour pavée menait vers un autre bâtiment qui reliait la rue du Plat au quai Tilsitt. Un panneau d’informations vissé au mur indiquait que ses passes typiques de l’architecture lyonnaise portaient le nom de traboules. 
On accédait à l’escalier B par une antique porte de chêne chantournée. Un ascenseur exigu avait été installé dans la cage d’escalier, empiétant sur la largeur des marches. J’ai préféré monter à pied. Quatre étages, à mon âge, ne représentaient pas un gros effort. Un tapis de laine rouge dont on voyait la corde assourdissait mes pas. La peinture — vert olive en haut, marron en bas — s’écaillait sévèrement. Des relents d’humidité et de plâtre mouillé s’échappaient des murs. Ce n’était pas reluisant. Je m’étais attendue à plus luxueux. Sur une porte à double battant, une plaque de cuivre indiquait : Me Loiseau, Me Tavernier, Me Letourneur, avocats à la Cour.
Redoutant soudain ce que j’allais apprendre, il s’est creusé un vide dans mon ventre. Mon doigt a tremblé sur le timbre. Je n’étais plus si sûre de vouloir connaître la vérité. Ma grand-mère aurait dit que j’avais les pétoches. La porte s’ouvrit actionnée de l’intérieur. La salle d’attente était vide. 
Aucune secrétaire derrière le bureau. 
Aucun client. 
Aucun un grain de poussière pour ternir le plancher.
Les murs étaient peints de couleur claire.
Médusée par la hauteur sidérale du plafond, je me suis laissée choir sur une des banquettes en tissu d’un cramoisi théâtral. Derrière, de grands meubles vitrés dont les étagères portaient des centaines de boîtes cartonnées au dos desquelles une vignette indiquait un numéro suivi de l’année. Ces archives renfermaient le condensé de tant de vies humaines. Les actes des hommes — même les plus répréhensibles — n’occupent finalement qu’un volume réduit, ai-je songé. Un peu comme les corps après une crémation. D’après les étiquettes, les plus anciennes dataient des années 1960. Le dossier de mon père n’était donc pas classé là, peut-être dans une autre pièce, ou bien était-il resté en Algérie. L’idée d’être venue pour rien m’a contrariée. J’ai commencé à me ronger les ongles dans un vieux réflexe d’angoisse. Je suis allée regarder dehors avant d’avoir le bout des doigts en sang. 
Le ruban gris de la Saône occupait le bas du rectangle vertical de la fenêtre. Au fond sur le quai d’en face, un alignement d’immeubles aux façades ocres ou grises, aux toits pentus. Au sommet de la colline, une église de marbre blanc dont la coupole et les quatre clochetons se projetaient fièrement sur le ciel clair. Je me suis souvenue qu’elle avait été construire par le beau-père de Paul Claudel. Une péniche bleue chargée de boulets noirs suivait tranquillement le fil du courant. 
J’ai pensé à Papa Jo, l’ancien mineur, qui devait être en ce moment en bras de chemise en train de tordre le fer dans son atelier. À près de soixante-quinze ans, il continuait à fabriquer des rampes, des barrières, des balustres, des anneaux… Lorsqu’il se plaignait de ses douleurs et que je lui suggérais qu’il était temps pour lui de prendre sa retraite, il disait avec inquiétude : « Le jour où je ne travaillerai plus, Nadia, je serai un homme inutile, bon pour la casse ! » Ne pas gagner sa croûte, comme il disait, aurait été la pire des souffrances. Il parlait de ses douleurs, mais jamais de ses sentiments. Une réserve presque anormale lui interdisait toute confidence. Jamais je ne l’ai entendu s’épancher sur ses émotions, encore moins sur ses amours devant moi. 
Enfant, il m’arrivait dans un élan de curiosité de l’interroger sur les circonstances de sa rencontre avec Maman Doucette. Il faisait semblant de ne pas avoir entendu et si j’insistais il louvoyait, haussait les épaules et sa réponse tenait en peu de mots : « À seize ans, Odette avait un visage d’ange et une allure aristocratique. Alors forcément, elle m’a eu ! » M’en dire davantage n’aurait pas été convenable. Ma grand-mère était plus loquace sur la grande affaire de sa vie. Son unique amour, le seul homme qui l’ai tenue dans ses bras. 
Elle travaillait aux pièces dans une usine de bonneterie à Cappelle-la-Grande, en périphérie de Dunkerque. En enfilant dix heures par jour des baleines dans des armatures de corsets, elle rêvait au Prince Charmant. Ambition qui se résumait, précisait-t-elle, à espérer un garçon courageux, non violent, qui ne rentrerait pas ivre tous les soirs.
Au mariage de son frère, le beau Joseph était venu en costume des dimanches, une casquette grise vissée au crâne, son mètre quatre-vingt-dix largement déployé. Après quelques tours de valse, se serrant de plus en plus contre son cavalier, elle décida que celui-là serait son homme, en dépit de la différence d’âge. Comme elle était irrésistible avec ses fossettes, ses mains douces, et ses manières de jeune fille bien élevée, il n’a pas fallu longtemps pour qu’il succombe, le Joseph !
Dans leurs familles, les longues fiançailles n’étaient pas de rigueur. Ils furent mariés vite fait, bien fait. Avec l’argent récolté par la mise aux enchères de la jarretière de la mariée, au lieu de s’offrir un réchaud, ces deux jeunes fous ont acheté des bicyclettes. Leur voyage de noce a duré cinq jours et cinq nuits. Tout ce temps peau contre peau dans le gris feutré des plages flamandes. D’après ma grand-mère, Niewpoort-aan-Zee était le plus bel endroit du monde, et ces jours-là ont été les plus heureux de sa vie, les seuls où elle s’est accordée des grasses matinées. 
Ma mère, leur fille unique, est née en octobre 1929, en même temps que la crise. L’année suivante, Papa Jo a quitté les chantiers navals où les commandes n’affluaient plus pour s’établir comme maréchal-ferrant. Ce faisant, il a troqué la misère contre la gêne. Enfin, il n’avait plus de chef pour l’emmerder, comme il disait. Libre ou presque de faire un travail harassant qu’il ne se résolvait pas à abandonner à un âge où il aurait mérité de prendre du repos.
Les Vieux me poursuivaient jusqu’ici. Une obsession. J’ai fermé les yeux, éblouie par la clarté. Lorsque je les ai rouverts, la péniche bleue avait disparue. Une voix dans mon dos me fit sursauter.
— La vue est belle n’est-ce pas. Je ne m’en lasse pas. Je crois que je me suis installé ici, en dépit de la vétusté de l’immeuble, seulement pour jouir de ce paysage 
— Je regardais dehors en attendant. Ce panorama ressemble à un formidable trompe-l’œil. On a envie de s’y faufiler. Plutôt de s’y fondre ! 
Il m’a souri poliment et tendu une main moite.
— Je suis Me Loiseau. Allons dans mon bureau.
Je le suivis attentive à ne pas faire grincer le parquet. Il me désigna un large fauteuil de cuir havane et s’installa sur une chaise à roulettes derrière un meuble ciré sur lequel les tomes du Dalloz jetaient des reflets rouges. Des bibliothèques pleines de livres anciens, d’encyclopédies et d’ouvrages spécialisés tapissaient deux des murs jusqu’au plafond. Deux fenêtres, avec en fond le même décor de cinéma qu’à côté, éclairaient la pièce. Même assis, Me Loiseau me parut colossal. Il me donna l’impression de vouloir se hausser dans une attitude d’homme sûr de lui démentie par le tremblement de ses mains. Cheveux blancs, sourcils d’albinos soulignés par le contraste de lunettes à monture d’écailles, il gardait son regard de myope posé sur moi. L’homme autant que le lieu m’intimidaient. Une crampe m’a broyé l’estomac. C’était toujours la même chose lorsque j’étais assise sous des plafonds aux arabesques fleuries, les pieds sur des tapis coûteux. Plus c’était haut et spacieux et plus je me sentais gauche. Enfant, c’était pire.
 Une fois à Dunkerque , sortant de l’hôtel particulier du chirurgien qui m’avait opérée de l’appendicite, j’avais confie mon malaise à ma grand-mère, et en même temps ma fascination devant la richesse de la maison du praticien. Elle m’avait cloué le bec, avec sa gouaille habituelle : « Ils ont beau péter dans la soie, ces gens-là pètent tout même, comme nous ! Tu sais, les riches ne sont pas plus heureux. Et n’oublie jamais ça, mon lapin, on ne mélange pas les torchons et les serviettes. » Elle avait conclu par sa phrase habituelle : « On les vaut largement, mais chacun dans son pré, les veaux sont bien gardés. » 
Les Vieux étaient persuadés qu’on appartenait à une aristocratie ouvrière qui avait ses valeurs, aristocratie sans patrimoine, certes, mais qui à leurs yeux valait bien l’autre. Était-on aussi heureux qu’eux ? Je devais bien admettre que le bonheur n’est pas facile à évaluer. Je m’en tenais aux comparaisons. Chez le chirurgien tout était beau, le piano, les bibliothèques, les meubles, les tapisseries de laine aux verts profonds, le jardin bien entretenu, la roseraie odorante. Plus beau que tout ce que contenait le pavillon de Candekerque où pourtant je n’étais pas malheureuse. Je ne concevais pas pourquoi la société était si cloisonnée. Les histoires de torchons et de serviettes ! Je me gardais bien de faire valoir que dans les contes, les princes épousaient des bergères, Maman Doucette m’aurait ri au nez ! Elle était si cruelle parfois, prise en quelque sorte entre le marteau et l’enclume. Je crois qu’elle était tiraillée par une double contrainte qui échappait à l’enfant que j’étais : elle souhaitait que je m’élève dans l’échelle sociale, mais que j’assume également un héritage prolétaire, demeurant ainsi dans la tradition familiale. Elle avait des difficultés à gérer ses paradoxes.
Je me demande aujourd’hui sous le ciel Australien, au milieu de notre immense propriété, ce que ma grand-mère penserait de mon mariage. Y verrait-elle une trahison ? Estimerait-elle que j’ai pactisé avec le diable ou se réjouirait-elle de me savoir enfin heureuse ?
Chez Me Loiseau, mon trouble était accru par l’idée que des voleurs ou des tueurs s’étaient assis sur ce fauteuil, à la place que j’occupais. Mes pensées devaient se lire dans mon agitation. Me Loiseau spécifia à mon intention :
— Je ne prends plus d’affaires criminelles depuis plusieurs années. Je les laisse à mes deux confères. Je me suis spécialisé dans le droit commercial et les divorces. C’est à la fois moins difficile à plaider et plus rentable. Quant aux vilenies de la nature humaine, ne croyez pas qu’elles soient absentes de ce type d’affaires. J’ai vu des femmes dépecer, au sens figuré bien sûr, leur ancien conjoint. La haine succède trop souvent à l’amour.  
Il  soupira longuement avant d’ajouter :
— Vous le constaterez bien assez tôt à vos dépens. Vous êtes jeune et jolie, gardez donc vos illusions. 
L’image de Vincent vint s’interposer entre l’avocat et moi. Je devais être cramoisie. Me  Loiseau a poursuivi :
— Les délits de sang, eux, ne m’ont apporté que des désagréments. La fréquentation des assassins m’est devenue insupportable.
De plus en plus empruntée, je répondis sans à propos :
— Oui, ça ne doit pas être commode. 
Il eut la délicatesse de baisser les yeux.
— Donc, vous avez reçu ma lettre pour votre anniversaire. Quel cadeau, n’est-ce pas ?
— Oui. Une fichue surprise. Je veux dire un sacré choc. 
Il hocha la tête pensivement.
— Je pensais que vous seriez venue plus tôt.
— Il m’a fallu du temps pour… pour…, j’ai hésité un moment sur le mot à employer, j’ai fini par lâcher, pour digérer la nouvelle. Au début, j’ai pensé à un canular. Puis, j’ai tout nié en bloc tellement c’était insupportable. Ensuite, je fus forcée d’admettre que cet homme, ce guillotiné qui m’écrivait, enfin qui m’avait écrit, devait être mon père sinon pourquoi vous aurait-il demander de m’envoyer cette lettre ? Aujourd’hui je souhaite en apprendre davantage. J’ai besoin d’éléments pour comprendre qui il était, savoir qui je suis, ou plutôt qui je peux devenir. J’ai préparé des questions…
— Avant de répondre, je voudrais savoir si vous avez consulté la presse de l’époque sur l’affaire Ben Ali.
— À vrai dire, non. J’ai été sur le point de le faire, mais une fois à la Bibliothèque Nationale devant le formulaire à remplir je me suis dégonflée, le mot me fit de nouveau virer à l’écarlate, j’ai balbutié, il n’y a pas d’autre expression…
Indulgent, il fit mine de ne pas avoir entendu, poursuivant sa pensée :
— Tant mieux. Les journalistes sont des hyènes. Il vaut mieux que vous ne les lisiez pas. Pas tout de suite en tous cas.  Ils se sont déchaînés contre votre père et contre moi qui le défendais. On m’a qualifié de traître. À la sortie des audiences, ce n’était qu’injures contre moi et mon client. Je débutais au barreau. J’avais été commis d’office, ça ne rapportait rien ou presque au cabinet, sauf une mauvaise presse. Je n’avais aucun moyen de contre enquêter, aucune aide de la part de mes confrères. J’ai dû me débrouiller tout seul. Vous n’imaginez pas ce que cela représentait pour un avocat sans expérience. Des piles de pièces à éplucher, des preuves à examiner pour pouvoir les discuter ou les rejeter. 
Le visage de Me  Loiseau se décolora d’un seul coup. Il se tassa sur sa chaise, se tenant la tête à deux mains. Malgré son trouble, j’ai insisté :
— De quoi a-t-il été accusé pour qu’on le guillotine ?
— De meurtre sur la personne d’une jeune fille de dix-neuf ans, Aurore de Saint-Serrin !
— C’est terrifiant ! Et il était coupable ? C’était peut-être un accident ?
Me Loiseau dut me trouver bien naïve. Sa réponse se fit attendre :
— Il a toujours nié les faits, mais les pièces à conviction exhibées par police ont joué contre lui. Les gendarmes ont retrouvé un bijou dans son vestiaire. J’ai plaidé l’innocence, mais… je vous l’ai dit, c’était une de mes premières plaidoiries, et l’avocat général n’était pas un tendre. Une sorte de Robespierre qui donnait l’impression d’avoir juré la perte de Ben Ali : Le Procureur Lapérouse. Je n’ai jamais oublié le nom de ce magistrat, ni son visage aux yeux d’aigle.  Je n’ai jamais oublié votre père, non plus. Il est mon pire cauchemar ! Vous aurez du mal à croire qu’il m’arrive encore de rêver de lui ! Ma seule excuse pour ne pas m’être mieux débrouillé, c’est que je n’avais rien à quoi me raccrocher. La jeune victime était une aristocrate de la région, et votre père était Nord-Africain. Que savez-vous de la guerre d’Algérie ?
J’ai reconnu mon ignorance : 
— Rien ou presque. 
— Alors, je vous conseille de vous documenter pour appréhender l’affaire dans toute sa complexité. 
— Ça s’est passé à Constantine ?
— Non, à Bordeaux.
— Pourquoi a-t-il été exécuté en Algérie ?
— C’est une longue histoire. 
— Je voudrais savoir où il a été inhumé.
— Je l’ignore, mais je peux me renseigner.
— Savez-vous s’il a laissé une lettre pour ma mère ? 
— Je ne sais pas. Peut-être lui a-t-il fait parvenir par un autre avocat ou un gardien complaisant. Moi je n’ai rien eu à lui remettre.
— Ma mère… était-elle mêlée à ce …. ?
— Non. La police l’a interrogée puisque son adresse figurait dans les papiers de Ben Ali. Après ils l’ont laissée tranquille. Elle n’était pas sur les lieux, et puis votre père a menti sur leurs relations pour lui éviter des ennuis. Il n’y a que moi qui ai su les liens qui les unissaient ainsi que votre existence.
— Pourquoi  risquait-elle des ennuis ?
— Elle était française, lui Algérien ou plutôt selon la dénomination administrative : citoyen français de statut de droit coranique. En temps de guerre, même si on n’appelait pas ça la guerre puisque l’Algérie c’était la France, fréquenter un raton c’était mal vu, un peu comme fréquenter un boche pendant l’Occupation, vous comprenez ? 
On en revenait toujours là, aux histoires de torchons et de serviettes qui s’étendaient bien au-delà des préjugés de classe ! L’avocat me voyant pensive répéta : 
— Vous comprenez ?
— Oui, je crois. Vous dites on n’appelait pas ça la guerre, pourtant il y a eu des combats. Des militaires, des appelés, ont été envoyés se battre sur le terrain. Pourquoi refuser le terme de guerre ?
— Il s’est agit d’une volonté politique et stratégique. La rébellion algérienne a été considérée, au moins les premières années, comme une affaire intérieure limitée aux départements de l’Algérie française. Cela permettait de régler le problème dans le cadre de la loi métropolitaine. La justice a continué de s‘appliquer normalement, sauf qu’on lui a imposé de contribuer à réprimer la rébellion. 
— Je ne vois pas l’intérêt de ce travestissement sémantique. 
— Il n’y a jamais eu de déclaration de guerre. Cela autorisait le gouvernement à ne pas reconnaître un état de guerre civile. La France affirmait mener une lutte contre des rebelles ou des terroristes sur son territoire colonial. De ce fait, ces gens-là n’étaient pas considérés comme des combattants, mais comme des délinquants, des criminels si vous préférez, saisissez-vous  la subtilité ? 
— Je ne comprends pas grand-chose à la politique. Racontez-moi tout ce que vous savez sur mon père.
— Tout ? Cela prendrait des semaines ! Je vais vous résumer l’essentiel. Le reste, il faudra le découvrir par vous-même. 
Il a extrait une fiche d’une épaisse chemise à élastiques.
— Votre père est né en 1927, dans un douar de la région de Batna dans les Aurès. Vous connaissez l’Algérie ?
— Non.
Il monta sur une échelle et attrapa au dernier étage de la bibliothèque un gros atlas à couverture de cuir. Il l’ouvrit sur son bureau et me fit signe d’approcher. 
— Vous voyez la ville de Constantine ? Là ! ll suivit du doigt une route sur la carte. C’est par-là, à une centaine de kilomètres vers le Sud-Est. Vous voyez le relief ? C’est situé dans un massif rocailleux, broussailleux, coupé de gorges profondes.
Je n’étais pas venue à Lyon pour qu’il me donne un cours de géographie. Je voulais qu’il revienne à ce qui me paraissait important.
— Parlez-moi du crime. Il n’a pas eu lieu en Algérie…
— Soyez patiente. Il faut remonter au début de la guerre de libération algérienne. L’insurrection du 1er novembre 1954 est partie de Batna. La maison de la famille Ben Ali est devenue, avec ou sans leur accord, la plaque tournante des moudjahidines de l’Armée de libération nationale, l’ALN. Le 24 mai 1955, à Guentis dans le massif des Nemancha, l’avocat m’indiqua le lieu sur la carte, le corps criblé de balles de l’administrateur Maurice Dupuy fut retrouvé à côté de celui d’un lieutenant de l’armée française et de trois autres soldats. L’attentat a été attribué aux membres du FLN. Le frère de Ben Ali a été arrêté, toute sa famille assignée à résidence au camp de M’Sila près de Sétif, au Sud-Ouest de Constantine. Seulement tous les membres des familles des assignés à résidence étaient fichés. Vous commencez à saisir ?
— Pas du tout. Quel rapport avec le crime de Bordeaux ?
— Avec le crime, aucun. Encore que… Le rapport est relatif au lieu d’exécution de votre père. Après sa condamnation, on a transféré Ben Ali en Algérie pour être entendu sur ses rapports avec le FLN et l’attentat de Guentis. On l’a confronté à son frère qui avait été repris après une spectaculaire évasion. Finalement on l’a exécuté sur place pour gagner du temps.
— Je n’y comprends rien. Auriez-vous une photo de lui ?
— Oui… Enfin non. Celle qui est archivée a été prise… au moment de son exécution. Je préfère vous épargner cela.
— Si je calcule bien, j’ai dû être conçue en août 1953, à Bordeaux. Alors, qu’est-ce que mon père avait à voir avec la rébellion des Aurès et l’assassinat de cet administrateur en mai 55  puisqu’il était en France ?
— Je m’y prends mal. Je n’ai jamais été doué pour les explications claires. Je m’embrouille dans les détails. Mes plaidoiries en ont souffert, j’en conviens. 
Il jeta un coup d’œil à sa montre.
— Il est déjà tard. Je n’ai pas le temps de reprendre maintenant l’ensemble des éléments de cette affaire. J’ai accepté un rendez-vous à Nice ce soir. Je dois partir. Je vais laisser des instructions à ma secrétaire pour qu’elle vous fasse une copie des pièces du dossier d’instruction et des comptes rendus des audiences. Repassez me voir…, il feuilleta son agenda, revenez mardi matin. On reparlera de tout ça. Vous pourrez ensuite étudier tranquillement les pièces chez vous. Je vous aiderai à comprendre, je dois cela à la mémoire de votre père. C’était un homme intelligent qui avait des qualités. Excusez-moi… vraiment… il faut que j’y aille. On descend ensemble si vous voulez. Il a enchaîné : « J’ai accepté de vous recevoir parce que votre curiosité me plaît. Beaucoup de gens de votre âge auraient jeté la lettre pour ne pas bousculer leur vie. Après tout, personne autour de vous ne sait de qui vous êtes la fille, vous portez le nom de votre mère, vous n’êtes pas typée, à quoi bon remuer le passé. Mais il me semble déceler que vous croyez à l’innocence de votre père. Je me trompe ? Croire aux roses les fait éclore. »
Je fus surprise par la citation poétique.
— Anatole France ! Je crois que le vers exact est : C’est en croyant aux roses qu’on les fait éclore. 
— Vous avez raison. Vous êtes prof ?
— Non, seulement institutrice, ai-répondu en lorgnant le bout de mes chaussures.
Il eut un sourire fugace dont je ne pus déterminer s’il était condescendant ou navré pour le métier peu considéré et mal payé que j’exerçais malgré moi.
Il laissa une note à l’attention de sa secrétaire, rangea son agenda dans une sacoche et enfila une veste de lin crème qui pendait à la patère.
— Après vous, a-t-il dit en me tenant la porte. 
Devant l’immeuble, il me serra la main nerveusement. Sa voix était un peu cassée.
— Je suis très ému de vous avoir rencontrée. À mardi donc ! Profitez-en pour visiter Lyon. C’est une ville captivante pour qui sait voir. Je vous laisse, je suis très en retard.
Il se dirigea au pas de course vers une Lamborghini et me fit un dernier signe de la main avant de démarrer. 


CHAPITRE 4

Le départ de l’avocat me mettait en vacances. L’affaire de trois jours, ai-je pensé en arpentant la ville, l’esprit agité par les révélations que je venais d’entendre. En vérité, elles m’offraient plus de questions que de réponses. Trois jours ce n’était pas l’éternité, non plus.
Je me suis installée dans un hôtel suranné livré au vacarme de la place Bellecour. Un fatras de meubles dans la pièce de réception, une chambre étouffante par le poids de ses tentures à pompons. Aux murs des tapisseries passées montrant des scènes de chasse à courre. La salle d’eau carrelée de rose diffusait un discret parfum de muguet. Les minuscules flacons de sels de bains et de shampooing posés sur le rebord du lavabo lui conféraient des allures de maison de poupée. Dehors, l’ombre et la lumière jouaient à cache-cache sur la façade de l’Hôtel de Ville. 
J’ai suivi le conseil de Me Loiseau, visiter Lyon, me fondre dans le trompe-l’oeil. 
J’ai écumé les itinéraires conseillés par le Syndicat d’Initiative. La colline de Fourvière, les ruines romaines, la basilique, le musée des Beaux-Arts. Les montées de la Croix Rousse par les ruelles en escalier. Il faisait beau, le bleu turquoise du ciel dévorait tout le paysage. Pour la première fois de ma vie, je suis allée à l’opéra. On y donnait Norma. Les décors étaient somptueux. Le spectacle éblouissant de maestria. J’ignorais qu’un être humain puisse réaliser de telles prouesses vocales. 
Il y avait tant de choses que j’ignorais !  
Après le spectacle, je me suis offert un dîner à La truie qui doute. Le guide donnait ce restaurant comme le plus vieux bouchon de la ville. On y servait une cuisine locale des plus traditionnelles. Le serveur me proposa de goûter en entrée au Caviar de la Croix Rousse. Il m’expliqua qu’au 19e siècle, les tisseurs de soie à Lyon, ne pouvaient pas acheter des produits chers. Seulement fiers comme tous les ouvriers, ils voulaient montrer à la classe moyenne qu’ils avaient eux aussi des goûts raffinés. Là, j’ai pensé aux Vieux et ça m’a fait sourire. Le serveur a cru que je ne le prenais pas au sérieux. Il m’a dit en bougonnant : « C’est la vérité, ils avaient de l’orgueil les Canuts, ils ont baptisé leurs plats de noms ronflants pour faire comme les riches. Le caviar d’ici c’est une simple salade de lentilles assaisonnée de crème et de cervelas, mais vous m’en direz des nouvelles ! Ensuite je vous conseille La Cervelle de Canuts. Devant mon air dégoûté, il précisa : «  C’est un mélange de fromage blanc crémeux relevé d’échalotes, de persil, de ciboulette et d’huile d’olive qu’on sert en assaisonnement sur des patates chaudes. Et pour finir, je vous propose un gâteau aux pralines roses. Si après vous avez encore faim, je veux bien être damné ! ». Il a replié la carte et s’en est allé vers les cusines.
Tout était délicieux. Le Chitry, pluscorsé qu’il n’y paraissait me fit tourner la tête. Je me sentais détendue pour la première fois depuis le mois d’avril. 
À la fin du repas, un homme, la quarantaine éteinte, est venu à ma table m’offrir un digestif. Il ne ressemblait pas à l’image d’un dragueur en maraude. J’ai accepté autant par curiosité que par besoin de compagnie. Il s’installa en face de moi et se mit à parler de lui. Il venait de divorcer. Ses yeux reflétaient la grisaille qui suit une rupture. Il cherchait un peu d’empathie, mais je n’étais pas la bonne personne en dépit de mon début d’ivresse. 
Je n’étais pas prête à me retrouver dans les bras d’un homme. Ni pour un soir, ni un mois. Sa tristesse était pathétique et contagieuse. Il disait que nous étions de la race des délaissés. A la fermeture du restaurant, il voulut me raccompagner jusqu’à mon hôtel. Devant la porte à tambours, je l’ai remercié pour le cognac. Il a paru déçu que je ne lui propose pas de monter. On s’est serré la main, ça s’est arrêté là. 
Le lundi après-midi, j’ai poussé jusqu’au Parc de la tête d’Or. Assise sur un banc au soleil, j’ai dévoré en quelques heures un roman que j’avais acheté la veille en flânant dans le Vieux Lyon : La vie devant soi. Le titre sonnait comme une promesse.
La parenthèse touristique refermée, je suis retournée rue du Plat mardi matin comme convenu. Je me sentais assez solide pour affronter le récit de Me Loiseau. J’ai sonné à la porte du cabinet qui s’est ouverte automatiquement. Cette fois-ci, une secrétaire est venue à ma rencontre. À voir sa tête ravagée par les larmes, j’ai compris que je tombais mal. Il devait s’être produit une catastrophe. Lorsque j’ai prononcé le nom de l’avocat, elle s’est mise à sangloter. « Me Loiseau a eu un accident de voiture sur la Corniche entre Nice et Menton, vendredi soir. Il est… il est décédé. C’est affreux. », a-t-elle hoqueté en se mouchant. Je me suis laissée tomber sur une des banquettes. C’était tellement inattendu. « Je suis désolée. Maître Loiseau devait me recevoir ce matin et me remettre un dossier…», ai-bredouillé. Elle murmura : « Je sais… » et elle extirpa d’un tiroir deux épaisses chemises sur lesquelles elle avait inscrit mon nom à l’encre verte. Entre deux sanglots, elle m’avisa que Me Letourneur serait là en début d’après-midi, si je voulais le consulter..., c’était aussi un excellent avocat ou Me Tavernier qui lui… D’un bref merci, j’ai coupé court. La mort de Me Loiseau m’accabla. Je me mis à gamberger. Et si l’accident avait un lien avec notre entretien ? Et si ce n’était pas un accident ? Si…il était parti tellement remué par le remord. Je mis les dossiers dans mon sac de voyage. Je regagnai la gare en maudissant la vie. Il me sembla que sans M° Loiseau pour m’aider à comprendre, ces dossiers allaient être inutiles. Le voyage de retour fut sinistre.
A Paris, la chaleur était insupportable. La poussière soulevée par les voitures volait en petites volutes grises sur la chaussée. Dans ma mansarde, l’air était irrespirable, les plantes vertes affligées. Sans prendre le temps de les arroser, oubliant ma fatigue et ma soif, j’ai tiré la petite table dans le coin le plus sombre. J’ai sorti les dossiers de mon sac ; des centaines de copies de feuillets carbone. J’ai commencé par les compulser au hasard, sans méthode, à la recherche d’éléments sur la rencontre entre ma mère et Ben Ali. Bizarrement, c’était ça qui m’importait le plus. Mon cœur commandait plus que mon cerveau. Il me fallut la nuit pour déchiffrer le contenu de quelques pages rédigées en jargon juridique parfaitement hermétique. Je finis par m’écrouler sur les papiers étalés en désordre.
Le lendemain soir abrutie et découragée, j’ouvris la dernière chemise. Elle contenait le procès-verbal de l’exécution signé par le doyen des juges d’instruction de Constantine et l’avocat général qui avait requis la sentence à Bordeaux. La raison m’intimait de ne pas le lire. Je craignais d’être de nouveau assaillie par des cauchemars. J’ai finalement décidé d’avoir le courage d’affronter les faits dans leur brutalité. La lâcheté n’a jamais fait avancer. Je l’ai lu une première fois et je suis allée vomir. Et je me suis forcée à le relire. C’était un rapport incroyablement administratif, sans l’esquisse d’un sentiment pour l’homme qui allait perdre la vie. La préparation du supplice avait été retranscrite au rasoir avec une minutie froide de procéduriers, de petits fonctionnaires à paperasses scrupuleux, capables de décrire les dernières minutes d’une vie sans une once d’émotion. 
Payés pour ça. 
Ce rapport m’a remplie de colère. Pour ne jamais l’oublier, j’ai recopié le dernier paragraphe sur un de mes cahiers. Je constate en relisant ces mots laissés sur mon journal que mon écriture incertaine témoignait de mon bouleversement. 
Les gardiens ouvrent une porte dans le couloir.
La guillotine montée dans la cour de la prison apparaît, face à nous. 
Les gardiens portent le condamné dont les bras et les jambes sont entravés. Nous suivons et nous nous rangeons dans la cour. A côté de la machine il y une malle en osier brun ouverte. Le bourreau pousse le condamné sur la bascule. Le premier adjoint, placé devant, lui tire la tête pour faciliter le positionnement de la lunette. L’exécuteur actionne le mécanisme, le couteau tombe. Le premier adjoint dépose la tête dans u  panier.
Lahcène Ben Ali, 28 ans, reconnu coupable, par la Cour d’assisses de Bordeaux le 18 juin 1956, de l’assassinat d’Aurore de Saint-Serrin, et convaincu de soutien  aux rebelles du FLN, a eu la tête séparée du corps à 5h 12 précises ce 21 décembre 1956. Justice a été rendue dans le respect du droit français.
Une courte note manuscrite aux initiales R. L. avait été archivée après ce PV. 
Assisté ce matin à l’exécution de mon client. Ben Ali a été accompagné à l’échafaud par le chant des prisonnières et les cris des hommes. J’ai fermé les yeux ; failli m’évanouir en les rouvrant. Ce garçon avait presque mon âge. Il était beau pour un arabe, des traits réguliers, des cheveux noirs bien peignés, un corps athlétique portant les marques des tortures qu’il a subies après son transfert de Bordeaux à Constantine. Cette exécution capitale est un crime d’état. Je n’ai pas cru assez sérieusement à ses protestations d’innocence. Il aurait fallu reprendre l’enquête de police à zéro. Que ma première grande affaire plaidée se solde par une exécution me rend sceptique sur ma capacité à exercer cette charge.
Que penser d’une justice qui prend la décision d’envoyer des citoyens à l’échafaud sans être absolument certaine de leur culpabilité ? On ne peut que redouter d’être prise un jour dans ses filets. Chez moi, enfin dans le périmètre où j’ai grandi, les gens faisaient confiance, sinon à la police, du moins aux magistrats. Ils respectaient l’autorité. Pour ça et pour tant d’autres choses, ils n’étaient pas dans l’air du temps. En 1968, à Candekerque, il y avait bien eu des grèves rapidement endiguées par les syndicats. Les patrons avaient lâché du lest, les ouvriers s’étaient remis au travail. Les émeutes étudiantes n’étaient pas arrivées jusque là. Ce qui se passait à Paris : les barricades, les occupations de facultés ou de bâtiments publics, c’était par la radio que les gens étaient au courant. Au bistrot du coin, à l’heure du casse-croûte et de l’apéro du soir, les commentaires étaient plutôt au rejet : « Des gauchistes, s’ils pensent que c’est en foutant le bordel qu’ils vont changer le monde… Les étudiants, ils ne savent pas ce que c’est que de bosser. À quoi ça sert de dépaver les avenues ? DE brûler les bagnoles des gens ? Hein. ». 
Les plus réactionnaires avaient dû ajouter : « Il leur faudrait une bonne guerre ! » Comme si la guerre pouvait être bonne ! 
Pour la politique c’était pareil, les Vieux ne s’en mêlaient pas, sauf au moment d’aller voter. Ma grand-mère rabâchait toujours la même chose : « La politique c’est bon pour les hommes ; ça leur donne l’occasion de se quereller devant un Picon-bière. ». Et sa conclusion ne variait pas : « Et moi, je pense comme Joseph, les communistes, il n’y a qu’eux pour défendre les ouvriers.» 
Mon grand-père, qui n’en était pas à une contradiction près, commentait les articles de La voix du Nord qu’il ne trouvait jamais assez sévères pour les voyous comme il disait. En dépit de leurs grandes gueules au comptoir, de leurs revendications salariales, les ouvriers de Candekerque saluaient l’ordre et les représentants de l’État comme dans l’Ancien Régime les paysans respectaient les nobles et le Roi. Leur monde — qu’ils n’avaient pas été en mesure de changer — était simple, manichéen, déterminé ; les pauvres étaient pauvres, les riches fortunés, les politiciens véreux, mais ça pardi, on le savait et n’y pouvait rien. Tant qu’on arrivait à se loger, à se nourrir et à envoyer les enfants à l’école, on n’était pas si malheureux. Il suffisait de s’accommoder du peu qu’on avait — trois francs six sous ou un are de terre — sans faire trop de vagues qui auraient eu pour effet de risquer de tout perdre dans une chienlit ! Un tient vaut mieux que deux tu l’auras. 
C’est la prudence des classes laborieuses, leur amour d’un certain ordre, leur crispation sur des valeurs étriquées, qui garantissent la paix sociale. Ils auraient dû être plus pugnaces. J’écris cela avec du recul, installée sur un autre continent, sans avoir jamais connu la véritable misère. Cependant, je dois avouer qu’à cette époque – et jusqu’au moment où je me suis intéressée au procès de mon père—  je ne faisais pas partie des contestataires. 
À l’Ecole Normale des groupuscules trotskistes tentaient bien d’agiter nos consciences de prolétaires ; deux chapelles l’une contre l’autre. Dans chaque courant des filles enragées qui avaient cherché à me traîner à des meetings, à me faire lire des ouvrages marxistes accompagnés des œuvres de Trotski en Reader's digest, et à me vendre Rouge ou Lutte ouvrière. « Ouvre grands les yeux, camarade, la police est le bras de l’État capitaliste », c’était imprimé en gros à la une ! Finalement, devant mon manque d’interêt, elles étaient tombées d’accord pour me juger indécrottable — une ennemie de classe, une réactionnaire pas plus fréquentable que les staliniennes. 
Le contenu du dossier de mon père a entamé largement ma confiance aveugle dans les institutions. Condamné à la peine capitale à la suite d’une enquête dont son avocat doutait qu’elle eût été menée correctement ! Il avait mentionné un crime d’État ! 
La légalité durant les événements d’Algérie, me sembla plutôt être une question de pouvoir que de justice. Qu’on l’ait guillotiné dans ces circonstances-là ne prouvait pas sa culpabilité, n’en déplaise à Vincent et au monde entier. Pourquoi avait-il, lui, été condamné sans véritable preuve ? Je voulais croire qu’il existait une réponse admissible à cette question. Il suffisait de creuser. 
C’était mon mot : creuser. 
Creuser plus profondément que la police ne l’avait fait. Plus efficacement que la justice, qui avait certainement laissé son glaive tomber un peu trop vite sur le cou d’un bicot. Un Algérien à cette époque faisait un bon coupable. Les propos que m’avait tenus Me Loiseau le laissaient entrevoir. 
Comme la plupart des gens dont les yeux se dessillent d’un coup, Matamore en jupons, je bouillais d’en découdre au milieu des procès-verbaux et des saisines. Je m’emballais chaque jour davantage devant les piles de documents. Je bouillais de me retourner contre les responsables, prouver que  justice n’avait pas été rendue, que Ben Ali avait été condamné à tort et le faire réhabiliter. Dreyfus ne l’avait-t-il pas été ? 
Enfermée dans mes douze mètres carrés depuis mon retour de Lyon, la chambre empestait le rance. Le réfrigérateur était vide. Je suis descendue prendre l’air. La chaleur de l’après-midi dissipée, il faisait bon marcher au crépuscule. Je suis allée jusqu’au Parc des Buttes Chaumont. Les fleurs des tilleuls qui commençaient à faner embaumaient l’air tiède d’un parfum entêtant. Je suis entrée dans un minuscule restaurant de la rue des Alouettes. Vincent habitait à deux rues de là, on y venait souvent le soir après avoir fait l’amour. La patronne préparait les meilleures profiteroles de la capitale. Habituellement, elle portait un grand tablier de toile noire qui la sanglait comme une barrique. Ce soir, à cause de la chaleur, elle était en robe légère ; je l’ai trouvée jolie, féminine. J’étais la seule cliente à l’exception d’un couple d’amoureux. Je les observais avec envie. Il n’y a pas si longtemps, j’étais pareille à cette fille comblée. J’ai détourné le regard vers le hublot qui donnait sur la cuisine. La patronne s’affairait aux fourneaux. Au dessert, elle est venue bavarder pendant que la tarte Tatin cuisait. L’été avait emporté ses clients vers les plages, elle avait le temps. J’ai craint qu’elle ne me demande des nouvelles de Vincent. Mais la conversation roula sur la météo et le quartier qui allait de démolitions en rénovations pas toujours heureuses. 
En sortant, j’ai aperçu mon ex sortir de son immeuble, tenant une jeune femme par la taille. J’aurais pu m’approcher pour le mettre dans l’embarras. À quoi bon. J’ai tiré un trait. J’ai pensé que Papa Jo aurait dit, il ne te mérite pas, ce grand con.
Le classement des documents m’a encore occupée toute la journée du lendemain. Cette fois-ci, j’ai opéré avec méthode. D’abord l’enquête, ensuite le procès. Et j’ai noté des détails qui me parurent importants sur mon cahier.
L’instruction avait été menée par la police judiciaire de Bordeaux sous la responsabilité du juge Maillard et d’un divisionnaire, le commissaire Privat. Les gendarmes avaient fait les premières constatations au matin du 22 janvier 1956. La brigade criminelle n’était arrivée qu’après. Le crime avait été commis au lieu-dit La Maqueline, près de Canterac, un village en bordure d’un bras de la Garonne. J’ai essayé d’imaginer l’étendue d’eau, à peine ridée par une petite bise, qui devait briller dans l’aube. Et mon père à cet endroit précis quelques heures auparavant. Qu’est-ce qui l’avait poussé à frapper une jeune aristocrate à mort alors qu’il avait une femme et un bébé ? 
Interrogé sur place, dans l’air glacé de l’hiver, le seul témoin — il s’appelait Jean-Pierre Leymarie — avait déclaré être sorti au point du jour promener son chien. Comme tous les jours, il s’était dirigé vers la Maqueline, avait quitté la route pour s’enfoncer dans le chemin boueux qui menait aux étangs. Le chien s’était précipité vers les roseaux qui bordaient les pontons. À l’arrêt, il s’était mis à aboyer. L’homme s’était approché en pataugeant dans la terre détrempée. Dans l’air flottait une odeur de vase, avait-il précisé. Un corps de femme était couché sur le ponton. En s’approchant il avait reconnu Aurore, l’aînée des filles du baron de Saint-Serrin, son employeur. La famille possédait un des plus prestigieux vignobles de Margaux. La victime avait dix-neuf ans. 
Les policiers avaient interrogé le fiancé de la victime, un riche viticulteur, Cyprien Hauterives. Il avait quitté sa fiancée vers 21 h le soir du drame et regagné son domicile qu’il n’avait pas quitté jusqu’au matin. Alibi confirmé par son père, Edmond Hauterives. L’affaire était entendue,  le fiancé mis hors de cause.
Le légiste avait situé le décès entre onze heures du soir et une heure du matin. La mort avait été provoquée par une contusion à la tête qui avait enfoncé la boîte crânienne. Cet enfoncement pouvait provenir d’un coup porté avec un objet lourd, cric, bâton..., ou être consécutif à la chute contre un billot du ponton. La victime portait des traces sur les bras. Elle avait dû se débattre pour échapper à son agresseur. 
Le plus surprenant, elle avait été égorgée post mortem. Le rapport d’autopsie mentionnait qu’il n’y avait pas eu viol. Aucune arme n’avait été retrouvée sur les lieux. Les enquêteurs avaient relevé des traces de pneus sans rien pouvoir en tirer. Elles étaient trop nombreuses et le chemin trop boueux. L’endroit était fréquenté des pêcheurs, la terre mouillée était ravinée d’ornières. On avait conclu à un crime de rôdeur dont le mobile était le vol.
Crime de rôdeur ! Comment la police avait-elle pu accréditer cette thèse ? La jeune fille portait encore sa bague de fiançailles — un solitaire d’un demi carat — et une montre en platine. Ces détails figuraient dans le rapport de la gendarmerie. Par la suite aucun policier n’en fit mention. Ben Ali a été inculpé d’assassinat et de vol parce qu’une broche de pacotille dont personne n’a su dire si elle appartenait à Aurore de Saint-Serrin a été découverte dans sa piaule. Un bracelet a aussi été trouvé dans son vestiaire sur le domaine. 
Plus j’épluchais les documents, plus mes doutes se confirmaient. 
Me Loiseau avait raison, l’affaire Ben Ali était bien le reflet d’une époque tourmentée où toutes les erreurs policières étaient tolérées s’il s’agissait d’Algériens. La suite de l’enquête le prouvait, il suffisait de lire entre les lignes. À l’assassinat de la jeune femme étaient venues s’ajouter des dépositions sur l’appartenance de mon père au FLN, puis plus tard des charges à caractère politique qui avaient justifié son extradition vers l’Algérie. J’ai compris qu’une drôle de justice avait été appliquée aux Algériens ces années-là, et pas seulement en Algérie. 
Clairement les investigations avaient été bâclées, l’instruction uniquement menée à charge. Le procès s’était déroulé sous haute tension, dans une atmosphère de haine, mené par un avocat général partial, qui avait convaincu un jury pour qui les Algériens étaient des barbares.
Je n’avais plus rien à apprendre en restant à Paris. Il fallait aller sur place. Interroger les lieux du drame. J’étais convaincue qu’il existait une mémoire de la terre et des pierres. Rencontrer des gens qui avaient connu mes parents. Remonter le temps, était-ce possible ? Moins de vingt ans, ce n’était pas un si grand saut en arrière. 
Il y avait, au-delà de l’enquête et du procès, un autre aspect qu’il me fallait saisir. Savoir la vérité sur la relation entre mon père et ma mère. Au moins arracher des lambeaux de leurs vies au néant. Je voulais croire à de minuscules bonheurs qui les avaient conduits à s’aimer et à faire un enfant en dépit de la guerre. Même si la fin avait été tragique, si le reste avait existé alors ma vie avait un sens.
Lorsque je fus décidée à partir, j’ai envoyé une lettre à mon propriétaire. Mes quelques effets personnels ont été mis au garde-meubles. J’ai pris le train pour Bordeaux le 1er Août 1975. Une nouvelle fois embringuée dans la foule des vacanciers.



CHAPITRE 5

En sortant de la gare — jamais je n’avais autant fréquenté les gares — j’ai marché droit devant moi jusqu’au centre ville de Bordeaux. Je n’avais pas anticipé l’afflux de touristes, les hôtels affichaient complet. J’ai fini par dénicher un établissement bon marché dans une rue étroite derrière la gare Saint-Jean, un boui-boui où aucun estivant n’aurait eu envie de venir se perdre ; ceci expliquait cela. Son avantage principal, hormis ses chambres libres, résidait dans ses tarifs. 
Un jeune homme au front ravagé d’acné m’a tout d’abord gratifiée d’un accueil obséquieux, me tendant une fiche de police à remplir avec le regard d’un dealer fourguant une dose de dope. 
Nom-prénom-adresse-âge-profession-nationalité. 
Je ne sais quel démon m’a poussée à inscrire Nadia Ben Ali, Algérienne. Peut-être le fait d’avoir franchi une frontière symbolique, de me sentir moins Lefebvre ici, ou simplement l’envie de me montrer sous d’autres oripeaux, d’enfiler une autre peau, de faire peau neuve comme une bête en train de muer.
Le type m’a coulé  un regard hostile. J’ai craint un instant qu’il ne me demande mes papiers. Le doute au fond de la rétine, il s’est contenté de nasiller :
— Vos bagages…Vous n’avez pas de bagages ? 
— Ils sont à la consigne, je les ai laissés, le temps de trouver une chambre.
—  Combien de temps ?
— Pardon ?
— Vous comptez restez combien de temps ici ?
— Je ne sais pas encore. Quelques jours… quatre ou cinq… ça dépendra de…
Sans attendre que la fin de ma phrase, il me fait signe de ne pas bouger et s’éclipse vers une porte sur laquelle une pancarte indiquait : PRIVÉ. Je l’entends parlementer un long moment, puis il y a des éclats de voix.  Un homme gras et lourd arrive en traînant des charentaises qui peinent à contenir ses pieds gonflés. Il me dévisage sans oser s’approcher comme si j’avais la lèpre. Sans tenir compte de moi, il lance en direction du boutonneux : « Ça va. Tu peux la laisser monter. Fais tout de même payer une nuit d’avance, on ne sait jamais avec les biques.». Mes joues se sont mises à flamber ! Une boule s’est coincée au creux de ma poitrine. J’aurais voulu riposter, mais les mots restaient coincés dans ma gorge. J’ai pris conscience que mon l’identité déclarée — quoiqu’à moitié fictive — me désignait comme délinquante en puissance et pour citer Bourdieu, cela de manière rigide par-delà la rhapsodie des sensations. Le pouvoir du nom de famille — nom propre — à parler pour soi ! Me nommer Ben Ali avait suffit à m’enfermer dans un cliché ; arabe égale fraudeuse, voleuse. J’ai serré les poings. 
De retour derrière son comptoir, le garçon m’a réclamé cinquante francs. En échange, il m’a tendu une énorme poire métallique au bout de laquelle pendait une clé. Dans un souffle de dents cariées, il a précisé : « La 445, quatrième étage, couloir à droite de l’escalier. On ne sert pas de petit déjeuner. La porte est fermée à 22h30. Après, il faut sonner. Mais je ne vous conseille pas de sortir seule dans le quartier à une heure pareille. »
L’escalier sentait l’urine et le chien mouillé que les relents d’eau de Javel ne parvenaient pas à couvrir. La chambre suintait de coulures suspectes, dans tous les coins la crasse, le désespoir. Que dire de l’indigence du mobilier ? Il n’y avait même pas une table pour écrire. Pire que les méchantes pensions de famille où nous séjournions lorsque Papa Jo décrétait qu’il fallait me changer d’air. Nous ne partions jamais loin. Jamais longtemps. À l’époque, je ne m’attachais pas aux lézardes des murs, aux motifs affreux du papier peint, aux moisissures des douches, aux odeurs de serpillière mal rincée. Je cavalais à perdre haleine, m’emplissais du vent du large et me berçais d’illusions. Les vagues de la mer du Nord me transportaient à Cipango le temps d’une marée. L’enfant se contente de peu. Il ne faudrait pas grandir, ai-je pensé en laissant mes yeux errer sur ce réduit puant. 
Dans la courette de l’hôtel, un arbre sec jetait une ombre squelettique sur un mur aveugle. Dans un élan masochiste, j’ai songé que cette pièce hideuse convenait certainement à une bâtarde à demi maghrébine venue ranimer des âmes mortes. 
Comment allais-je pouvoir déchiffrer l’énigme des êtres, des vivants et des morts. Il m’a semblé que c’était une tâche insurmontable pour une fille sans expérience du monde. J’ai sorti un de mes cahiers et, assise au bord du lit, ma valise en guise de support, je me suis mise à écrire. 
Bientôt gagnée par le découragement, abstraction faites des taches douteuses, je me suis allongée sur la courtepointe brune et me suis mise pleurer jusqu’à épuisement de mes humeurs. En fin d’après-midi, je suis allée chercher mes bagages, j’ai acheté un sandwich au jambon et je suis rentrée dans ma chambre lugubre. J’ai allumé un petit poste à transistors pour écouter de la musique.
Les jours suivants après la douche, j’enfilais un vieux jean, un tee-shirt, et je quittais la chambre. J’allais prendre un café au bar-tabac au coin de la rue. Le patron, un asiatique peu bavard, m’apportait le journal avec les croissants. Je l’ouvrais davantage pour lui faire plaisir que par envie de savoir ce que devenait le monde. Après, j’errais dans les rues, sur les boulevards sans but précis. C’était la première fois depuis mon enfance où je pouvais laisser vagabonder mon esprit.  Je devais apprivoiser la ville, ne plus devoir regarder un plan pour m’orienter. Les premiers jours, je me suis cantonnée au centre. Après j’ai exploré les quartiers les uns après les autres, sans me presser. Des Quinconces aux Chartrons, du Pont de Pierre à la mairie. Un ciel bleu turquoise éclaboussait la ville d’une lumière inconnue dans le Nord. La chaleur estivale m’alanguissait jusqu’à me rendre oublieuse de ce qui m’avait amenée ici. 
Je m’attardais aux terrasses des bistrots à observer les passants, occupation de pure paresse, vacuité de l’esprit, liberté de ne pas penser à demain. Les serveurs des brasseries chics jetaient des regards courroucés vers mon unique tasse vide. Lorsqu’ils avaient enfin réussi à me déloger, j’allais nourrir les pigeons du Jardin Public du reste de mes sandwiches. De la poésie scolaire, celle du programme que je trouvais si niaise, berçait mes balades au rythme de vers ampoulés ; Objets inanimés… Ô temps suspend ton vol… J’étais libre comme jamais et embarrassée de l’être. Près des monuments, les vacanciers s’agitaient, un appareil photo en guise de regard. En août, les villes ne sont plus habitées que par des voyeurs pressés en quête d’images pour leurs navrantes soirées-diapositives, avait un jour persiflé Vincent devant un groupe de touristes en plein mitraillage du Pont des Arts. La réflexion s’appliquait aussi à moi qui ne cessais de tout photographier. Afin ne pas susciter son mépris, j’avais remisé mon Kodak au placard. J’aurais tout abandonné, renié, pour que Vincent me trouvât de parfaite. C’était dans ma nature ; un besoin d’être bien jugée, aimée. L’envie de ne pas décevoir — en particulier mes proches —  quitte à me rogner les ailes pour leur complaire. Le complexe de l’orpheline. J’avais endossé tant de personnages différents dans mon pays imaginaire, enfilé tant de costumes ! J’étais malléable, je m’adaptais au mieux aux circonstances et aux gens.
Un matin, j’ai poussé jusqu’au port, L’eau marron sale de la Garonne, irisée de mares d’huile, battait le ciment des quais. En bas, les grilles des Chartrons et des hangars. En haut, des grues aux bras de géants et des containers aux ventres d’acier. Le déchargement des bateaux m’a tenue là toute la journée. Le nom des navires évoquait des expéditions fabuleuses. Je voyageais sans larguer les amarres, rivée aux appontements, m’enivrais de bruits et d’odeurs avec la délicieuse impression d’être bercée par un chant lointain. Le Patara venait de Bilbao, le Diltenborg de Leningrad. 
Le lendemain, je suis retournée sur les quais. Le Besistas Pera arrivait de Shanghai. C’est en voyant décharger le City of Hamburg venant de Dunkerque que je me suis brusquement réveillée. J’ai quitté le port et ses mirages exotiques, résolue à faire ma valise, à prendre un billet de train pour Candekerque avec le peu d’argent qui me restait. J’élaborai en quelques minutes un scénario me fournissant une raison valable de renoncer à mes recherches sur Ben Ali et ma mère. Il suffisait d’oublier la lettre de Me Loiseau. Elle s’était perdue ; je ne l’avais jamais reçue ; elle n’avait jamais été écrite ; Aurore de Saint-Serrin, l’avocat, le commissaire, les témoins et les juges n’étaient que les personnages grotesques d’une farce de tréteaux. Il suffisait que je le veuille et tout pouvait redevenir comme avant. 
Sur le chemin de l’hôtel, mon regard fut attiré par une affichette dans la vitrine d’une boulangerie. Chambre en location chez l’habitant. J’ai parié. Si la chambre est libre, je reste et je continue, sinon je pars et j’abandonne. Pile ou face. Une façon de me défausser sur le destin. J’ai noté le numéro de téléphone et j’ai appelé la propriétaire d’une cabine téléphonique. Elle me dit, la chambre était encore libre, vous pouvez venir la visiter immédiatement. Le sort avait décidé pour moi. 
L’immeuble en pierres grises, 5 étages, se situait dans la rue Sainte-Catherine. La propriétaire, une très vieille dame, col de dentelle, mine coquette et lunettes à double foyer, voulait tout savoir. J’ai menti, je suis étudiante, ai-je balbutié. Elle fit semblant de me croire. Elle cherchait autant une locataire qu’une dame de compagnie. La solitude lui pesait. Elle voulait quelqu’un de « comme y faut », discrète, à qui elle pouvait faire confiance. Avec moi, l’ai-je rassurée, vous n’avez rien à craindre, je suis habituée aux vieux. J’ai regretté le mot. J’aurais dû employer un euphémisme. Je n’ai pas réalisé que pour tout le monde, sauf pour moi, vieux sonnait péjoratif, pire irrespectueux. Lui expliquer que mes grands-parents se définissaient ainsi avec dérision, et que je l’employais avec tendresse ? Pas la peine, elle n’avait pas entendu. 
On a visité l’appartement, qui était grand, en glissant sur des patins. Des armoires chinoises et des tables basses en laque, des bibelots en jade. Un mobilier imprégné d’un antan exotique. Aux murs quelques portraits d’un homme en costume colonial et de surprenantes photos de la dame en danseuse dénudée voluptueusement emplumée. «Vous ne m’auriez pas reconnue, n’est-ce pas ? La vieillesse est une plaie. Ces crevasses sur l’écorce ! La trace de ces milliers de jours et de nuits qui se sont crochés à moi comme des sangsues. J’étais une beauté en 1920 ! Et sans transition elle ajouta, alors ça vous convient ? Je veux dire, la chambre.» 
Le soir même, ma logeuse m’a invitée à dîner afin de faire plus ample connaissance. Lucette Moissonnier était une femme enjouée, rire en grelots, qui mangeait peu, mais parlait beaucoup. Elle débobina sa vie avec une franchise déconcertante, empruntant les chemins de traverse propres aux personnes âgées. Avant de tirer les fils embrouillés de son existence, elle m’avait fait promettre de ne pas me sauver une fois qu’elle me l’aurait contée. Intriguée, j’avais promis. Rien ne laissait prévoir que ma logeuse avait vécu tant d’aventures. La carrière de Lucette avait débuté au Lido, à Paris. À la fin d’une tournée en Asie, elle s’était installée à Saigon. Le bon temps de l’Indochine (sic), des riches colons vêtus de lin blanc, les années folles quoi ! Un réalisateur lui avait offert un rôle de sauvageonne dans un de ces films d’aventures en vogue à l’époque. Elle avait quitté la pellicule pour épouser le producteur, riche planteur d'hévéas. Cet homme âgé et plein aux as — je la cite — lui avait légué un joli magot. Seulement, dans ces contrées exotiques, le jeu, l’opium, la vie facile, menaient vite à la ruine une jeune femme naïve et sans défense, et surtout sans protecteur (re-sic). Et la voilà passant de la direction de sa plantation d’arbres à caoutchouc à celle d’un lupanar ! Mais les filles étaient des mâtines qui gardaient leurs gains et ne payaient pas les chambres. Ruinée, elle était revenue en métropole, au mitan des années 1940, dans les bagages d’un diplomate alcoolique qui l’avait établie tenancière d’un établissement coquin dans un quartier chic de la capitale. Le Tout Paris de l’occupation s’y délassait, baignant dans le champagne et la luxure. Elle avait connu Otto Abetz et toutes les huiles de l’époque. Elle n’aimait pas particulièrement les teutons — pas assez bruns à son goût et trop à cheval sur la discipline. Elle m’expliqua son point de vue : « Le commerce expose au cosmopolitisme, on n’y coupe pas, ma petite Nadia ! Mais au moins les Boches, ils étaient à cheval sur l’hygiène.». À la libération, déjà plus très jeune, elle avait raccroché les gants. Elle s’était retirée des affaires à Bordeaux, avec un joli bas de laine et encore de jolies jambes, par miracle sans avoir été tondue. Plus son récit devenait scabreux, plus elle riait ! « À présent, m’a-t-elle assurée, je suis aussi respectable que la Reine Victoria. » Elle s’occupait même de bonnes œuvres pour la paroisse, deux fois par semaine. J’y ai vu un signe supplémentaire du destin, un clin d’œil à mon enfance. Cette ancienne sous-maîtresse de bordel cache une patronnesse, ai-pensé réjouie, me rappelant les visites du jeudi et les petits chemisiers à col rond.
La chambre était merveilleuse. Un bureau à rouleau, une armoire, une commode et un grand lit avec un bel édredon gris. Des doubles rideaux de cretonne fleurie pendaient de chaque côté de la haute fenêtre. Une fois la porte fermée à clé, je me suis sentie chez moi. Suffisamment tranquille pour écrire. L’air était parfumé de santal et d’eau de violette. Vers minuit, une clameur persistante me fit ouvrir la fenêtre. En bas, des filles racolaient bruyamment. Des rires fusaient suivis d’insultes pour celui qui faisait le difficile. L’écho de leurs aguiches emplissait la nuit. D’élégants messieurs, costume rayé et vernis bicolores, les surveillaient du coin de l’œil. Des hommes seuls, moins bien vêtus, arpentaient les trottoirs, cherchaient du sexe contre un peu de fric. Des difformes, des crasseux, des vicieux, des pervers, des solitaires, des ouvriers en bleus de travail, des employés engoncés dans leurs vestons aux manches lustrées de petits bureaucrates, des émigrés de partout qui marchaient têtes baissées, honteux d’être là, se rappelant qu’au pays une épouse ou une fiancée les attendait. La tendresse ne faisait pas partie de la transaction. Seulement la chaleur des corps le temps de l’étreinte tarifée, minutée. S’étalait là un microcosme équivoque qui me fascinait. Autant les clients se faisaient discrets — s’ils avaient pu ils se seraient fondus aux pierres — autant les filles exhibaient leurs appas avec exubérance. Des jeunes filles au corps attirant, des femmes hors d’âge au ventre lourd. Toutes outrageusement maquillées et moulées dans des robes prêtes à craquer aux coutures. Dans l’obscurité, les néons des hôtels jetaient sur les pavés des flaques rouge sang. La ville est un corps qui montre sa face au soleil et son cul à la nuit, me suis-je dit, me rappelant l’aspect respectable de l’endroit durant l'après-midi. J’ai refermé la fenêtre et tiré les double rideaux. Le bruit s’est éteint peu à peu. J’étais apaisée, délivrée, des incertitudes de mon pédigrée. Mais pour combien de temps. Le sommeil m’a emportée jusqu’au matin. 
Une fois mes habits rangés dans l’armoire et mon linge dans la commode, j’ai pris le temps de regarder la photo de ma mère que j’avais emportée. Ce cliché, je le connaissais par cœur. Maman Doucette me l’avait si souvent montré. Les arbres de la cour, les tabliers de toile grise, les galoches aux pieds, les coiffures caractéristiques des années 1950. Lisa se tenait debout à l’extrémité du premier rang, en blouse aussi. Ses chaussures à talons compensés la grandissaient encore. Elle devait mesurer plus d’un mère soixante-dix. Elle était mince et belle. Ses cheveux longs tressés en diadème lui donnaient l’air d’une souveraine. Une impératrice propulsée par un maléfice dans une cour d’école. Elle ne souriait pas. Son air grave contrastait avec le visage rieur des enfants. Était-ce à cause de la situation de mon père que les soucis se lisaient dans son regard ? Je me suis demandé qui me gardait pendant qu’elle travaillait. Avant je n’y avais jamais pensé. Au dos de la photographie, tracé à l’encre violette d’une petite écriture fine et droite : mai 1955, classe de CM2, école primaire Jules Ferry, Talence, Gironde. Suivait le nom de toutes les élèves. Des Monique, Françoise, Nicole, Christiane, Josette, Yvette, Jeannine, Chantal, Claudine… Aujourd’hui, ces gamines devaient avoir autour de la trentaine. Combien vivaient encore dans la région et portaient toujours leur nom de jeune fille ? Comment les retrouver, les contacter ? Que pourraient-elles m’apprendre sur ma mère ? Si on m’avait demandé de parler de mes institutrices, qu’aurais-je pu en dire ? Qu’elles étaient sévères, injustes, bonasses, qu’elles nous accablaient de devoirs et nous gavait de morale laïque. Au fond, j’ignorais tout de leur vie, la vraie, celle qui commençait quand elles quittaient la classe. On les appelait Madame ou Mademoiselle. On savait les premières mariées et on supposait aux autres, les  mademoiselles, un petit fiancé. 
C’était tout. C’était rien. 
Comment remonter la piste jusqu’à la Lisa de ces années-là, munie simplement des maigres éléments dont je disposais ? C’était s’attaquer à une carrière de marbre avec une cuiller à café ! Un autocar à horaires fantaisistes partait de la gare Saint-Jean vers Talence. Sur la banquette à ma droite, un vieil homme et sa compagne chuchotaient. Leurs mains aux taches brunes nouées dans une tendre étreinte semblaient défier le temps. En face d’eux, un pompier en uniforme lisait l’Équipe. A côté, un bébé inconsolable hurlait dans les bras de sa maman. 
Une maman. 
Qu’est-ce que l’on ressent blotti contre une maman ?, ai-je pensé. J’ai sondé mes plus lointains souvenirs. Ceux des profondeurs, ceux d’avant la conscience, enclos dans un sillon au fond de ma cervelle, prisonniers. Pourquoi n’arrivais-je pas à me représenter ma mère autrement que figée sur du papier glacé ? Peut-être parce qu’elle n’était que ça pour moi. La dame des photos. Terrible constat. Peut-être parce que Les Vieux me l’avaient tant fait admirer collée dans des albums que je ne l’ai jamais imaginée vivante. Ils ne cessaient de me comparer à elle, de me vanter ses vertus. J’avais fini par mesurer mes défauts à l’aune de ses qualités. Si j’avais été croyante j’aurais rangé Lisa au panthéon des Saintes, une statue dénuée de chair. Jamais je ne l’ai envisagée dans des situations banales. Imagine-t-on Sainte Thérèse de Lisieux prise d’une quinte de toux ou vomissant son souper après avoir pris une cuite ! La femme dont on m’avait rebattu les oreilles, cette Lisa trop parfaite, ne parvenait pas à m’émouvoir. Étais-je pour autant insensible, incapable d’amour ? Je ne crois pas puisque j’aimais Maman Doucette malgré toutes ses tromperies. Si la présence d’un père m’avait fait défaut, je dois convenir que ma mère ne m’avait pas manquée. Ce qui me poussait à présent à chercher sa trace, c’était Lahcène Ben Ali. Elle devenait le moyen de l’approcher, lui, mon père.
Le groupe scolaire Jules Ferry, se situait au centre de Talence, aussi accueillant qu’une maison d’arrêt. Au-dessus du portail, plantée dans sa hampe, flottait une étoffe crasseuse et décolorée qui avait dû être un drapeau dans un temps très ancien. Et gravée dans la pierre la devise de toutes les espérances : Liberté, Égalité, Fraternité. La porte de bois sombre était close. J’ai sonné à plusieurs reprises. Je me suis époumonée : «Il y a quelqu’un ? Est-ce qu’il y a quelqu’un ?». À cette période le concierge aurait dû être là. Au moment où je m’apprêtais à repartir un homme, la trentaine athlétique, en short et maillot de corps, a entrouvert la porte. 
— Oui ?
— Bonjour, Monsieur, je cherche…
— Vous ne voyez pas que l’école est fermée. C’est pourquoi ?
J’ai extrait la photo de mon sac et lui ai montrée.
— Je cherche l’institutrice que vous voyez là… à droite, non à gauche.
— Ça date de la guerre vot’ truc ! 
— Non, elle enseignait ici en 1955.
— Vous êtes de la police ?
— Non. Je suis… détective privé. 
Le type a émis un sifflement méprisant assorti d’une fine remarque :
— Nick Carter en jupon ! Mince alors ! Les femmes finiront par devenir pape si ça continue.
Vexée, j’ai protesté :
— Et pourquoi non ? Ce n’est pas la question. Vous la connaissez ?
— Pas à première vue. Désolé. Je suis le neveu du gardien, je le remplace, il est en vacances. Revenez après la rentrée en septembre, le directeur pourra vous renseigner, lui, il a connu Mathusalem en personne. Voyez ce que je veux dire. C’est un croulant. J’aurais bien voulu vous être utile, parce que vous êtes une chouette demoiselle. Il hésita et ajouta, demoiselle, ça s’applique aussi à un détective ? 
Il me lança une œillade vulgaire et me rendit le cliché. Il referma le portail. Son rire débile a retenti longtemps derrière les battants !
Septembre ! En revenant chez Lucette, je ne cessais de répéter, septembre, septembre ! Je ne serai plus ici en septembre. À moins de renoncer à reprendre mon poste. L’idée me d’abord stupide et puis elle fit son chemin. Demander une disponibilité. Quelques jours plus tard, j’ai écrit au rectorat, mentionnant un motif personnel bidon, et je me suis mise à éplucher les petites annonces pour trouver du travail sur la région. Je suis allée coller des affichettes proposant des cours particuliers dans les commerces autour de la rue Sainte Catherine, bien qu’en période de congés scolaires la chance d’avoir des élèves était quasi nulle. Malgré cela, je sautillais comme une gamine, adressant au ciel mon plus beau sourire. L’été passa. L’automne s’annonçait déjà en Aquitaine par de gros nuages gorgés d’eau qui évoquaient les cieux mornes de mon enfance. Assise à la fenêtre, regardant s’animer la rue en bas, je fus saisie par l’envie de plonger dans le froid des vagues de la côte picarde.


CHAPITRE 6

La décision de rester à Bordeaux m’a procurée une énergie nouvelle jaillie du désir d’en découdre, de confondre les responsables de la condamnation de Ben Ali et aussi de ma totale liberté.
Je me suis imposée une discipline dans la façon d’organiser mes journées. Le matin je cherchais du travail. Mes moyens ne me permettaient pas de rester plus longtemps oisive. J’épluchais les annonces, je téléphonais, je rédigeais des CV. L’après-midi, je complétais mes notes sur l’enquête et j’allais me dégourdir les jambes au parc. Côté lecture, le manque se fit  sentir. Une fois  terminé le roman de Tolstoï, j’ai emprunté les romans à l’eau de rose de Lucette. Cette littérature avait son charme, ne me transportait nulle part. Je suis allée m’inscrire à la bibliothèque la plus proche. Celle qui jouxtait le Jardin Public.
Dès l’entrée les odeurs de papier, d’encre et de colle blanche, m’ont happée comme une main familière. Deux étages d’extase potentielle dans un labyrinthe d’étagères dont j’aurais aimé demeurer prisonnière. Littérature, romans, essais, philosophie, histoire, actualités, politique, voyages. J’allais de l’une à l’autre, caressant du doigt le dos des livres — voluptueuse sensation — sans me décider à en tirer aucun de son sommeil alphabétique. La mélopée des auteurs : Austen Bernanos Cendras Cohen Colette Duras Gide Goethe Hemingway Kafka Lessing Maurois Mauriac Michaux Mishima Nin Radiguet Sagan Sarraute ; la musique des titres, L’insurgé, L’herbe rouge, La Chamade… Ceux que j’avais appréciés, les souvenirs qui s’y rattachaient. Chaque livre occupait une place unique dans ma mémoire, associé à l’endroit précis où il avait été lu. Ma carte du tendre littéraire avec sa mer dangereuse et ses îles du repos. J’étais là depuis un bon moment, lorsqu’une jeune femme intriguée par mon manège est venue me souffler à l’oreille :
— Je peux vous aider ? Vous cherchez un livre en particulier ?
Je fus enveloppée d’un parfum étrange dont les subtiles fragrances m’étaient inconnues. J’ai répondu à voix basse :
— Peut-être des ouvrages qui parlent de l’Algérie.
Un jaillissement. La seconde d’avant je n’aurais pas su dire ce que je cherchais.
— Des atlas, des guides de voyage, des essais, des romans ?
— Des romans, pourquoi pas ?
 Elle m’a entraînée à l’autre bout de la salle vers une longue rangée de livres. Elle tira deux ouvrages brochés qu’elle me tendit : La peste et l’Étranger.
— Vous ne les avez pas lus ? L’un se passe à Oran, l’autre à Alger. J’espère qu’ils répondront à vos attentes.
— Camus. Depuis longtemps j’ai envie de le lire. Je me suis toujours dit la prochaine fois ; mais la fois suivante d’autres auteurs prenaient la place…
— Il y a un temps pour chaque livre, a répliqué la bibliothécaire, C’est comparable à la rencontre avec un nouvel amant. Il faut être prête, en avoir fini avec le précédent, être disponible, sans arrière-pensée, sans souvenir, vierge à chaque nouvelle lecture, se laisser caresser par les mots, se laisser pénétrer. Vous comprenez ce que je veux dire.
Je me suis empourprée. J’ai dit :
— Il me semble plutôt que , non…
Embarrassée, ma phrase demeura en suspens. Sa comparaison osée ne me semblait pas tout à fait adéqaut, mais aucune idée plus décente ne me vint à l’esprit. Devant cette jeune femme à l’aise, souriante et belle, je me suis sentie gauche. Je l’ai suivie vers l’accueil. J’ai rempli un bulletin d’adhésion. Elle l’a consulté et elle a dit d’un ton navré :
— Institutrice ? Pour vous, les vacances touchent à leur fin.
— Euh… oui.
— Vous venez d’être mutée à Bordeaux ?
— Non, je… suis en disponibilité.
— Alors, vous reprenez vos études ?
Elle me posait la même question que ma logeuse. J’inventai un autre mensonge.
— Euh… non, je fais des recherches.
— Sur l’Algérie ?
— Oui. Non, sur la guerre, enfin je veux dire les événements ici en France.
— Bon courage… les ouvrages historiques sont quasiment inexistants. Il faudra attendre encore au moins vingt ans pour que les chercheurs aient accès aux archives. Si vous voulez avancer, il faut rencontrer des gens qui ont vécu cette période et qui accepteraient d’en parler. Ce ne sera pas facile, les souvenirs sont souvent douloureux. Sinon consultez les journaux, mais il y a à boire et à manger, comme on dit.
Elle se mit à fouiller dans une boite.
— Il me semble que nous avons un livre de l’historien Pierre Nora. Il a été publié il y a une dizaine d’années. C’est la vision d’un Européen d’Algérie. Voilà… ah ! Dommage il est sorti. Mais si vous voulez, je vous le mets de côté dès qu’il rentre.
Je l’ai remerciée. Mes livres sous le bras, je suis allée m’installer sur un banc à l’ombre des platanes du Jardin Public. Des enfants jouaient à chat en se poursuivant à grands cris. Un gamin hurlait en haut du toboggan. J’avais besoin de calme. J'ai changé de place à l’écart des enfants. Je suis demeurée les paupières closes à réfléchir. Pourquoi avoir dit à cette fille que je m’intéressais à l’Algérie ? La première idée qui m’était venue. À présent, j’étais certaine que la prochaine fois elle me demanderait ce que j’avais pensé des romans. Elle était du genre à chercher à se rendre utile. Sympathique en apparence mais insistante jusqu’à vous dévorer les entrailles et le cœur. À vous bouffer jusqu’à la cervelle si on ne se méfiait pas. Je n’avais pas besoin d’elle, pas besoin d’aide, pas envie d’aborder l’Algérie au travers de la vision d’un romancier, même s’il avait vécu là-bas et qu’il avait écrit dans je ne savais plus quel journal. La fiction ne m’aiderait pas à comprendre ce qui avait vraiment mené mon père à la guillotine. Et si je lui disais ça, la prochaine fois, à la bibliothécaire ? Il y aurait de quoi réduire la voilure de son empathie.

Ce soir-là, j’ai téléphoné à Candekerque. Papa Jo a décroché. Il a fallu que j’explique pourquoi j’attendais une lettre du rectorat. Il s’est mis en colère.
— Tu vas gâcher ta vie. Qui va rembourser les sommes que l’État t’a versées pour tes études si tu démissionnes maintenant ? Je te rappelle que tu as signé un engagement pour dix ans !
— C’est vrai, mais je n’ai jamais voulu être instit’. vous en auriez fait une maladie si j’avais fait autre chsoe. Alors maintenant..
Très remonté, il me coupa la parole
— Tu n’as jamais voulu être institutrice ! V’là autre chose ! On t’a forcée ? Mais heureusement ! Tu n’avais pas la moindre idée de ce que tu voulais faire. En t’accrochant, tu pourrais devenir directrice, inspectrice. T’élever quoi !
Je savais ce que signifiait s’élever pour lui. Nous en avions si souvent débattu. Ça passait par un salaire, pas beaucoup mais régulier, pouvoir m’acheter des meubles qui dureraient une vie, m’offrir tout le confort, mettre mes économie à Caisse d’Épargne, me constituer un apport pour avoir un petit logement plus tard. Enfin, me marier avec un bon gars qui a une situation. Là-dessus, pas faire comme ma mère. Même si cela il le gardait pour lui. Il voulait que j’existe, non pas en marge, mais au cœur de la société de masse. Et le bonheur, ces années-là pour les gens comme lui, rimait avec installation. Avoir plutôt qu’être. Le contraire de l’expression en vogue chez les intellectuels engagés. Pour lui, si on faisait le mauvais choix on s’apparentait aux beatniks, aux hippies. Des marginaux qui avaient quitté la ville et qui vivaient avec des chèvres dans le Larzac ou en Cévennes ! Papa Jo était trop vieux pour revenir sur ses principes, sa prudence, ses préjugés. J’ai réussi à placer un mot :
— Je ne démissionne pas. J’ai juste besoin de temps. Tu ne comprends pas Papa Jo, c’est vital.
Sans tenir compte de mon avis, il continua de rouspéter au bout du fil.
— Tu comptes vivre comment à Bordeaux ? La nourriture tombe du ciel gratis ? Le logement, c’est cadeau ? C’est Eldorado alors ? Nous, on veut seulement que tu ne tournes pas mal.
Tourner mal ! C’était bien le genre d’expression qu’il brandissait tel un glaive. L’orpheline qui finit dans le ruisseau. C’était plus fort que lui, il prévoyait toujours le pire. L’espace d’un instant j’eus envie de le provoquer, l’informer que j’habitais chez une ancienne patronne de maison close, au sein d’un des hauts lieux de la prostitution bordelaise, et que faire le trottoir m’aiderait à rembourser l’Éducation nationale. J’ai préféré me taire, pas sûre qu’il goûte mon humour. Il a poursuivi ses récriminations jusqu’à ce que je raccroche à court de monnaie.

J’ai réalisé qu’il était loin le jeune Joseph qui avait pris ses jambes à son cou en 1914, afin d’échapper à la mine, pour qui il était vital de s’affranchir d’un joug trop pesant ! Comment mon grand-père pouvait-il avoir oublié que l’été de ses quatorze ans, pour échapper à la mine, il avait abandonné toute sa famille ? Il avait pris ses jambes à son cou tandis que le tocsin sonnait la mobilisation générale. Souvent, il m’avait raconté cette évasion la qualifiant de vitale. Une histoire simple, celle d’une pulsion. D’un rejet ; celui de la fatalité d’être condamné par ses parents au même bagne qu'eux. Dans sa musette, au matin du 1er août 1914, il avait jeté ses hardes, une gourde de piquette et un quignon de pain. D’abord, il avait filé au Sud. Après Saint-Quentin, il avait bifurqué Sud-Est : Châlons-en-Champagne, Dijon, Lyon. Il n’était pas le seul. Beaucoup de solides gaillards pas encore mobilisables convergeaient vers les Aciéries de Saint-Chamond ou du Creusot qui recrutaient sans être regardant sur l’âge. Il fallait des chars pour gagner la guerre et des bras pour couler l’acier.
Comme il était costaud pour ses quatorze ans, il avait réussi à être embauché comme fondeur dans les hauts fourneaux de la Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d'Homécourt. Le laminoir constituait une géhenne tout aussi exécrable que la mine. Il insistait sur la dureté du labeur : « Imagine, petiote, les fours, la fonte liquide à 1000°. Le métal en fusion qui brûlait la peau et les poumons. Le danger se cachait dans chaque lingot en ébullition. Les accidents étaient liés aux cadences, à la fatigue jamais récupérée. Un instant d’inattention et c’en était fini de nous.»
Il s’était syndiqué, puis il avait pris sa carte au tout jeune Parti communiste. En général, les ouvriers des laminoirs ne se laissaient pas faire, mais lui, il gueulait toujours plus fort que les autres. Bien plus tard, en 1925, malgré le mot d’ordre du syndicat, il avait refusé de reprendre le travail après une grève qui avait duré un mois. C’est à coup de barre de fer que les jaunes l’ont obligé à lâcher prise. Il en est resté estropié. Lâché par ses camarades et par le Parti, il a payé seul l’addition. Il s’est retrouvé avec un pied esquinté, sans boulot, et vu sa réputation, sans espoir d’en retrouver dans la région. Il a traversé la France d’Est en Ouest, en vivant de petits boulots. Après une halte à Saint-Nazaire, il avait débarqué à Dunkerque muni de la recommandation d’un armateur. Les chantiers navals cherchaient des manœuvres. Le boulot d’assemblage des coques était épuisant et mal payé, mais au moins il respirait l’air de la mer.  Et il avait trouvé l’amour.
J’aurais pu lui dire que lui aussi avait arraché la chaîne qui le retenait dans la galère familiale. Son père et tous ses frères avaient laissé leur peau au fond d’un boyau à cause d’un coup de grisou. Il l’avait échappé belle, papa Jo. Et à présent, il me reprochait de choisir un chemin différent de celui qu’ils m’avaient tracés. Quelle étrange injustice.

On était le 25 Août. Lucette s’informa comme chaque soir de mes projets. Savoir si j’avais pu aller m’inscrire à l’Université, si j’avais trouvé des heures de cours à donner…Elle me proposa même de m’héberger gratuitement en attendant que je touche quelques sous.
Cette nuit-là, j’essayais d’imaginer la suite. Comment m’y prendre pour résoudre l’énigme Ben Ali. Il m’est revenu le bout d’une phrase de Sartre en préface à un ouvrage sur Flaubert. Une fois mort, l’homme devient la proie des vivants qui l'emprisonnent dans les postures et les clichés dont il n'a plus les moyens de se déprendre. Dans quel clichés avait-on enfermé mon père de son vivant ? J’ai relu mes notes une partie de la nuit. J’ai décidé d’abandonner la piste de l’école de Talence pour viser le lieu du crime. Retrouver un des témoins.
Le lendemain matin, j’ai pris un taxi jusqu’à Canterac. La course a englouti mes derniers francs. À la mairie, grâce à un mensonge, on me donna l’adresse des Leymarie. Ils étaient trois frères dans le village. Jean-Pierre, celui que je cherchais, habitait une petite maison derrière l’église. Ce fut sa femme qui m’ouvrit. Une dame âgée permanentée, replète et souriante. Lorsque j’ai mentionné le but de ma visite, elle se renfrogna.
— Té, cette affaire, on n’a plus envie d’en parler. On a eu les journalistes sur le râble pendant l'enquête  et encore au moment du procès. Alors on ne veut plus évoquer ça.
— Pourrais-je rencontrer votre mari ?
— Il travaille encore malgré son âge ! Il rentre à midi. Mais, il vous dira pareil. Vous perdez votre temps. Il ne vous dira rien.
— Merci, en attendant je vais aller jusqu’à la Maqueline.
— Ça ne sert à rien, tout a changé. Ils ont rénové les bords.
— Qu’importe, j’ai besoin de voir.
— À votre aise. Prenez la route en direction de Pacillac et le premier chemin à gauche.
Elle m’a observée jusqu’à ce que j’aie passé l’église. Elle a dû penser que je montrais un goût pervers pour le morbide. Son jugement aurait probablement été différent si je lui dit la vérité. Pourtant clamer tout à trac : « Je suis la fille de l’assassin d’Aurore de Saint-Serrin. » aussi naturellement que si je disais :  Je vends des encyclopédies» ce n’était pas possible. Un sursaut de retenue. La peur qu’on m’insulte, qu’on me frappe, qu’on me chasse. Depuis le rejet de Vincent, la réaction des gens me faisait peur.

Le chemin boueux décrit dans la déposition avait été goudronné jusqu’à un parking en bordure de l’eau. Une pancarte indiquait « Ruisseau de la Maqueline, pêche réservée ». Des bungalows entourés de balustrades aux couleurs vives lançaient leurs pontons au-dessus de l’étendue grise. Le paysage humide s’étendait plat et sans charme. Je me suis approchée du bord. Une vase malodorante ourlait les pilotis. Un relent de soufre dans l’air. Un caboteur hoquetait en halant une péniche jusqu’à l’estuaire. Drôle d’endroit, ai-je songé, pour qu’une jeune fille de l’aristocratie bordelaise y fixe un rendez-vous par une nuit d’hiver.
Mon père était-il l’homme attendu ou bien s’était-il trouvé au mauvais endroit au mauvais moment ? Sans rien savoir de lui, je pensais au plus profond de moi qu’il ne pouvait pas avoir tué. Je n’ai pas pu retenir mes larmes. Pleurer me faisait du bien. J’ai marché le long de la berge, le regard brouillé, avant de rebrousser chemin vers la maison des Leymarie.
Il était près de midi lorsque j’ai sonné à nouveau à leur porte. Ce fut encore la femme qui m’ouvrit. Cette fois-ci, elle me fit entrer en disant : «Vous êtes tenace…» . Elle me précéda dans la cuisine sans cérémonie, débarrassa une chaise d’une pile de linge et  replia  la table à repasser. Le couvert était mis. Deux assiettes creuses dressées face à face. Ça fleurait bon la soupe de légumes. Une odeur familière qui m’a rappelé mon enfance. Nous en mangions midi et soir, été comme hiver. Un pichet humide de condensation devait contenir de l’eau fraîche. Malgré la soif qui me durcissait la langue, je n’ai pas osé réclamer.
— Asseyez-vous, mon petit, mon mari ne va pas tarder. Vous êtes journaliste ?
La question me prit au dépourvu. Mentir ou me dévoiler ? Je choisis la prudence.
— Non, je suis… étudiante. Je fais des recherches sur les… forfaits commis par des Algériens en France pendant les années de guerre.
— Vous voulez dire celle d’Algérie ? Une triste époque. À l’époque, notre fils a fait vingt-sept mois de service militaire là-bas. Il en est revenu aussi maigre que ça.
Elle a brandi son index avec une moue de dégoût.
— Si le gouvernement avait été à la hauteur… enfin que voulez-vous, nous autres on n'y pouvait rien. Il fallait faire attention parce que d’un côté, il y avait le FLN et de l’autre l’OAS. Si vous saviez le nombre de bombes qui ont explosé à Bordeaux ! La plupart des Algériens se tenaient tranquilles dans la journée. Ils se comportaient en bons travailleurs, mais la nuit, ils se réunissaient entre eux. C’est de France qu’ils préparaient les attentats. Enfin, vous n’avez pas connu ça, vous.
— J’étais petite. J’ai trouvé des articles sur le crime de la Maqueline. C’est votre mari qui a découvert la… morte au bord de l’eau … est-ce qu’il a vu le meurtrier ?
— Mais non, té ! Il a seulement aperçu la pauvre Mademoiselle Aurore ! Il n’y avait plus personne. Un crime de sauvage. Le pire, c’est que ce garçon, on le connaissait.
Mon sang se mit à battre. J’ai dissimulé l’agitation de mes mains en les plaquant sous mes genoux. J’ai bredouillé :
— Et comment était-il ?
— Un grand type maigre, le visage anguleux sous une toison à la Samson. Sec et pas causant. Il travaillait souvent pour Gaston, le garagiste. Il me semble qu’il était arrivé à Margaux comme saisonnier aux vendanges de 1952. Plutôt en 1951, l’année de la grêle. Gaston l’avait vu réparer un tracteur dans les vignes, alors quand le pauvre homme a eu sa sciatique, il a embauché ce Ben Ali. Nous, on l’appelait simplement le Bourricot. N’allez pas y voir de la méchanceté ou du racisme. À présent, tout est interprété dans le mauvais sens. À l’époque, on voyait les choses autrement. Et les surnoms, ça ne les dérangeait pas, ces gaillards-là, du moment qu’ils avaient du travail pour envoyer leur paie chez eux, le reste ils s’en moquaient bien ! Les Saint-Serrin faisaient appel à lui pour entretenir leurs engins agricoles, et c’est lui qui s’occupait de la voiture de sport de la demoiselle. C’était un bon mécanicien, mon mari vous le confirmera.
La porte de la cuisine s’est ouverte. Un homme corpulent en tricot de corps bleu est entré un peu vouté. Chauve, le crâne luisant de sueur, le visage buriné par le travail des champs. Sa femme fit les présentations.
— Té Jean-Pi, cette gamine fait des recherches pour ses études sur le crime du Bourricot. Tu pourras lui en parler mieux que moi.
Il me détailla des pieds à la tête et réclama un verre d’eau.
— Vous en voulez un aussi ? me demanda-t-il, bourru.
— Volontiers, il fait si chaud.
— C’est ce qu’il faut pour le raisin, à cette saison. Manquerait plus qu’il pleuve, bordel de dieu !
— Vous auriez dû me demander à boire si vous aviez soif ! bougonna sa femme en allant chercher des glaçons. A-t-on idée de faire la timide.
Elle nous servit de grands verres qui s’embuèrent immédiatement. Jean-Pierre a bu une longue gorgée puis il a grogné :
— On ne va pas rester dans la cuisine. Suivez-moi. Mado ne changera jamais ! On a une salle à manger, on se demande pourquoi. Vous avez vu, même la télé, elle l’a mise dans la cuisine ! La peur qu’on lui abîme son mobilier et qu’on touche aux bibelots. Je foutrais tout à la poubelle, moi. Place nette, plus de plumeau, plus de poussière. À la place de la table qui ne sert qu’à Noël et à Pâques, je mettrais une belle télé et un grand canapé en velours devant. Le reste chez Emmaüs. Si un jour Dieu me rend veuf, rentré du cimetière, je réarrange tout à ma guise. J’ai pas raison ?
Mado haussa les épaules indulgente :
— Ne faites pas attention, Mademoiselle, mon mari radote. Il goûte le vin, mais je pense qu’il ne recrache pas, alors  forcément à midi avec cette chaleur, té ça tourciboulote !
— Installez-vous, poussez les napperons, place nette. Alors, comme ça vous vous intéressez à ce grand salopard de Bourricot ! Salopard, le mot est faible. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Tout ce que vous pouvez me dire sur lui, sur le meurtre, sur sa condamnation à mort…
— Alors, on va la manger froide, la soupe ! Mado, sert nous donc un verre d’Entre Deux Mers bien frais avec des cacahuètes.
— Non, merci, je ne bois pas de vin.
— Ah, ça, vous trinquez, sinon vous n’obtiendrez rien !
— Je n’en mettrai qu’une goutte. Et vous n’êtes pas obligée de finir le verre. Elle ajouta en direction de son mari, et toi n’abuse pas, je t’ai à l’œil.
Elle nous  laissa, le temps d’aller chercher une bouteille dans le réfrigérateur. Elle avait  les gestes de Maman Doucette pour essuyer les verres avec un torchon propre, les mirer en les tournant dans le soleil, détecter la moindre trace. Je me suis sentie étrangement à l’aise chez les Leymarie. Jean-Pierre leva son verre.
— À la vôtre!
J’ai levé le mien sans ajouter un mot. Ce genre de convivialité me rendait muette.
— Vous venez d'où ?
— De Bordeaux. Mais, j’habite Paris.
— Vous cherchez quoi ?
— Tout ce que vous pouvez me dire sur les algériens qui ont été arrêtés… et sur Lahcène Ben Ali  bien sûr…. Sa vie, ce qu'il faisait...
— Ces gars-là, je veux dire les émigrés, et en particulier ceux qui venait d’Algérie, ne se mélangeaient guère à nous, té. Même avant les événements. Ils venaient par ici pour trouver du boulot, mais la plupart n’aimaient nous aimaient pas. Ou plutôt ils n'aimaient pas France ; on était des colonisateurs, et après il y a eu la guerre, faut pas l’oublier ! Dans les propriétés viticoles, au moment des coups de presse, on a toujours eu besoin de main d'œuvre. Alors, ceux qui étaient venus une année amenaient des copains l'année suivante. Souvent, ils repartaient à la fin de l'automne. Certains montaient à Paris travailler dans les usines. Le premier hiver, le Bourricot est resté au domaine. Il a aidé les maçons à remonter la tour. Alors au printemps, quand Gaston lui a proposé de travailler au garage, il a dit oui. Je me souviens lorsqu’il est arrivé, il n'avait que la peau sur les os et rien à se mettre sur le cul. Après, avec sa paie de mécano et les extras qu’il faisait par-ci par-là, il a eu l’air moins miséreux. Le soir, il se décrassait, il prenait le car pour Bordeaux. On a pensé qu’il allait voir les filles. Le sang chaud des méditerranéens ! Mais s’il avait des bonnes fortunes, il n'en parlait pas. D’ailleurs, il parlait à peine. Au début, iI habitait un gourbi au-dessus du garage, puis il a déménagé dans un foyer de jeunes travailleurs. Il prenait des cours de français dans une association.
— Où ?
— Non à Bordeaux. Mado, tu te souviens du nom de l’association ?
— Ah, je l’ai sur le bout de la langue… je débigoche, mais…ça va me revenir…
Jean-Pierre reprit son récit. Mon sang tapait fort, je l’entendais gronder à mes tympans. J’imaginais mon père au fond d’un garage, la tête enfouie sous un capot ou allongé sous un moteur. Je ne savais pas grand-chose de sa physionomie, mais la toison bouclée me suffisait.
— Un gars intelligent, ça se lisait dans ses yeux. Il voulait s'en sortir. Je n’aurais pas parié un bouton de culotte qu’il veuille retourner dans son bled un jour. À mon idée,  il était en cheville avec des types du FLN. Ils en étaient tous ou presque, les bicots ! Leurs réunions étaient surveillées par la police. Les flics organisaient des ratonnades. Vous comprenez, des rafles. Ceux qui n'avaient pas leur fiche de paie, ils les mettaient à l'ombre et retour au pays. Ben Ali s’était fait ramasser un soir, il avait été relâché le matin suivant grâce à Gaston. Il l'avait prévenu qu'à la moindre connerie, il le virerait. La connerie n’a pas tardé à venir. Il a assassiné Mademoiselle Aurore !
Mado a dit :
— Bé, faut dire qu’elle l’avait peut-être un peu trop asticoté.
— C’est vrai que la gamine lui faisait des mines de chatte quand il réparait sa voiture. Lui posait des tas de questions sur l’Algérie, la guerre, ses amis, ses amours… Quand il prenait une pause, elle allait le rejoindre. On les voyait discuter à voix basse et ça jasait. Mais devant le monde, il ne lui répondait jamais que par oui ou non. Elle le taquinait, pardi. Dame ! ce n'était pas du goût de Monsieur Cyprien. Depuis qu'ils étaient fiancés, ces deux-là, ça bardait. Il se sentait des droits de propriété, le jeune Hautevives. Un coq belliqueux ! La gamine s’en fichait bien. Au début elle s’est contentée d’en rire, ensuite elle s’est rebellée. Un jour dans le hangar, je l’ai entendue lui dire : « Je finirai par vous quitter, Cyprien, si vous continuez à être aussi jaloux.» Elle n’a pas arrêté pour autant d'aguicher le Bourricot. Pas seulement lui, notez. Fallait la voir au chais avec Raymond ! Au moment des vendanges, elle les émoustillait tous, les Ahmed, les Kader, les Lakdar… et aussi les Espingouins et les Portos. Et que je te relève mes cheveux et que je te secoue la poitrine ! C’était une très belle fille, elle en profitait pour allumer des brasiers. Mais le Bourricot ne l’a pas tuée à cause de ça. Ils ont dit qu’il l’avait tuée pour la voler. Un crime passionnel ça s’excuse, mais pas la crapulerie !
— Mais, elle portait encore des bijoux quand vous l’avez trouvée.
— Ça j’sais plus.
— Peut-être qu'il n'a pas eu le temps, a lancé Mado.
Indignée, j’ai répliqué :
— Il aurait pris le temps de l'égorger alors qu’elle était déjà morte et il n'aurait pas emporté les bijoux ?
— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise. Moi, j’ai seulement aperçu Mademoiselle Aurore sur le ponton. D’ailleurs, au procès, hein Mado, l’avocat de la famille Saint-Serrin a soutenu que le Bourricot avait donné rendez-vous à Mademoiselle Aurore pour la dépouiller et que le produit du vol était destiné aux caisses du FLN.
J’ai protesté :
— Ça ne tient pas debout !
— Peut-être, mais l’accusation était grave. Ces gens-là, le FLN et ceux qui marchaient avec, étaient des terroristes, des égorgeurs. Nous, on voulait bien comprendre qu’ils veuillent leur indépendance, mais on ne pouvait pas excuser leurs pratiques.
— Ben Ali ne s’est pas défendu au cours du procès ?
C’est Mado qui répondit la première :
— Son avocat, un jeune blanc-bec, était un incapable. Il bafouillait si bas que le juge devait toujours lui dire de parler distinctement. Le Bourricot n’arrêtait pas de gueuler qu’il était innocent. Il clamait que le soir du crime, il était à Bordeaux. Seulement il ne voulait pas dire où et avec qui… On a pensé qu’il était à une de ces réunions, hein Jean-Pi. Tu te souviens, on en a discuté à l’époque. On a fait des suppositions.
— S’il avait parlé, ça l’aurait sauvé de la guillotine, mais peut-être que c’est les gars du FLN qui lui auraient coupé la gorge. La loi du silence, c’était sacré chez eux. Notre fils nous en a raconté des exécutions de mouchards dans les Aurès. Ils faisaient leur ménage entre eux, les Nord ‘AF, et comme il disait, ça arrangeait bien les Français !
J’ai songé un instant que mon père avait dormi chez Lisa la nuit du crime. Pourquoi n’avait-elle pas témoigné en sa faveur ? Pour sauver le père de sa fille. Était-ce pour s’éviter des ennuis ? J’ai repris une goutte de vin. Ma tête s’est mise à tourner.
— Vous savez si le commissaire Privat et le juge d’instruction Maillard sont encore en activité ?
— Comment savoir ? Ces messieurs étaient de Bordeaux. Canterac est du ressort de la gendarmerie. Le brigadier Reboul a été dessaisi. Il en fulmine encore, le gros Jacques. Tiens lui, il pourrait vous en parler du Bourricot. Il l’avait à l’œil, il était persuadé qu’il désossait des bagnoles pour revendre les pièces détachées. En revanche, l’avocat général, lui, c’est un monsieur de la région. Il venait souvent chez mes patrons avant la mort de la demoiselle. Il avait épousé une de leurs cousines. Vous savez par ici, on vit en vase clos, surtout dans ces familles-là. Ils ne se fréquentent qu’entre eux, se marient entre fils et filles à papa, comme on dit. Elle s’appelait Constance de Fronsac.
— Qui ?, ai-je demandé un peu perdue dans son récit.
— Eh bien, la femme du Procureur Lapérouse. La pauvre petite est morte en couches. C’était… voyons que je me rappelle… Notre fils n’avait pas encore été démobilisé… alors disons en…
Mado se précipita vers nous, victorieuse.
— L’ALEP. L’association Lire Écrire Parler. Ça m’est revenu tout d’un coup. Ils se réunissaient dans un local du Parti communisme, au coin d’une des rues qui débouche sur le quai, vers les Chartrons.
— Ça existe encore ? ai-je demandé.
Mado leva les bras en signe d’ignorance.
— Faudrait y allez voir.
J’ai aussitôt envisagé que ma mère, institutrice, avait pu travailler dans une telle structure. Et puis comme Papa Jo, elle montrait peut-être de la sympathie pour les communistes.
— Le responsable travaillait à l’usine d’embouteillage avec notre fils. C’était le délégué de la CGT. Comment qu’il s’appelait déjà ? Il ferma les yeux pour se concentrer. Étienne Ferrot. Il était un peu plus vieux que moi, il doit être à la retraite maintenant.
Il alla chercher le bottin dans un tiroir.
— Voilà, il habite au 12 rue des Minimes à Bordeaux. Une rue près de la conserverie.
J’ai noté les renseignements sur mon carnet. La pelote commençait à laisser dépasser un fil.
Jean-Pierre s’est resservi un doigt de vin blanc aux reflets de clair de lune. Machinalement, je lui ai tendu mon verre qu’il a rempli à ras bord.  Mado a insisté pour me garder à déjeuner. On s’est installés dans la cuisine, elle a rajouté un couvert. Ils étaient intrigués par mes études, trouvaient bizarre de s’intéresser aux délits des Algériens. Ils ne voyaient pas bien à quoi ce type d’études aboutissait. Jean-Pierre l’a exprimé à la façon de papa Jo : « À quoi ça peut bien servir dans la vie, enfin dans la vraie vie  pour gagner sa croûte ? » Après le café, il a proposé de me déposer en repartant à Margaux devant l’arrêt du car. Nous avons longé la propriété des Saint-Serrin. C’est là que je travaille depuis près de quarante ans, a dit Jean-Pierre en se rengorgeant comme s’il était le propriétaire de la magnifique bâtisse dont je n’eus qu’une vision furtive.
En quittant Canterac, je tanguais pas seulement à cause du vin.
L’irruption du passé — ces précisions sur le physique et la physionomie de mon père, son intelligence, son engagement avec la rébellion — me causait une douleur indescriptible. Je me demandais si je serais capable d’accepter qu’il ait pu tué cette jeune fille.



CHAPITRE 7

Les commentaires retranscrits en rentrant de Canterac témoignent de ce que j’avais ressenti en approchant des lieux du crime. L’ambiance trouble des berges de la Maqueline. Le caboteur, les remous, les brumes, les joncs, les relents de vase et l’ombre du drame dans une atmosphère à la Simenon.
Ce sont les à-côtés, les petits riens de la conversation que j’avais eue avec les Leymarie —  le verre de vin,  la soupe, le torchon — ces minuscules péripéties détachées du sujet primordial, c’est-à-dire mon père, que j’avais relevés. Ma façon de renvoyer la réalité à la fiction, de ne pas exister en tant que conscience, mais simplement d’être à la manière des choses. N’était-ce pas ainsi que j’avais toujours vécu ? L’essence de La nausée : évacuer la conscience. J’avais recopié sur mon cahier la phrase de Roquentin : L’homme cherche à vivre sa vie comme s’il la racontait. Moi je tentais l’inverse ; je cherchais à raconter mes impressions pour leur donner vie.  Ne pas en oublier un détail. Comme lorsqu’on cherche à se remémorer un rêve à l’instant du réveil afin de le rattacher au réel. Je savais les difficultés que j’allais rencontrer pour mener l’enquête sur cet homme à la fois si loin et si proche de moi. Quels bouleversements allaient produire la rencontre avec ceux qui l’avaient côtoyé.
Ce premier rendez-vous avait été ma mise à l’épreuve. Je devrais par la suite être assez forte pour cheminer vers la vérité en me fiant aux ombres, pour garder les yeux et les oreilles grands ouverts aux moments déplaisants ; lorsqu’on m’expliquerait qu’il avait été un trafiquant, un terroriste, un égorgeur. Comment recevoir ces éléments sans flancher? J’avais plusieurs pistes. Quelqu’un de plus déterminé aurait déjà foncé aux adresses que les Leymarie m’avaient indiquées. Moi non. Je demeurais abattue devant mon cahier. Ma tête tournait sous l’effet du vin. Je me mis au lit,la tête enfouie sous mon oreiller en cherchant le sommeil.


Le lendemain je suis allée rendre mes livres à la bibliothèque. Il n’y avait personne au guichet à l’entrée. J’ai posé sur le comptoir en verre, les deux Camus que je n’avais pas lus. Je suis allée flâner dans les rayons. Le potentiel d’évasion de tous ces livres m’apporta une paix relative. Alors que je feuilletais un roman de Marguerite Duras, la bibliothécaire surgit de je ne sais où, se pencha à mon oreille.
— Le livre de Nora est rentré ; je vous l’ai mis de côté.
Je l’ai remerciée d’un infime signe des paupières. Et comme prévu elle m’a questionnée à voix basse sur les romans que je venais de rendre.
— Alors vos impressions sur Camus ?
Sa demande contenait l’espérance d’une réponse enthousiaste.
Prise en défaut, j’ai bredouillé :
— Je ne les ai pas lus.
Je l’ai sentie déçue que ses efforts aient été vains.
— Voulez-vous les garder une semaine de plus ?
Résolue à la tenir à distance, je répondis avec morgue  et je m’en voulus aussitôt :
— Non, merci, je ne les lirai pas.
Ma voix résonna, incongrue, dans la quiétude de la salle de lecture.
— À votre guise. Après tout, ça m’est égal que vous les lisiez ou non.
La jeune femme s’est éloignée à grandes enjambées. Ma réponse l’avait blessée. Elle reprit sa place derrière son bureau près de l’entrée, absorbée par l’étiquetage des nouveautés.  J’ai continué à caresser les livres. Je regrettai de l’avoir rabrouée avec autant d’insolence. Je suis allée m’excuser.
Elle a relevé la tête.
— Mais non, c’est moi. Avec ma manie de vouloir aider les gens malgré eux, je finis par les importuner. Vous avez bien fait de me remettre à ma place.
Elle s’est absorbée de nouveau dans sa tâche avec une telle application qu’on aurait pu croire que le collage d’étiquettes constituait l’occupation la plus prenante du monde.
— Je vais emprunter le livre de Pierre Nora, ai-je dit.
Le volume émergea aussitôt d’un tiroir. Elle sourit en soulevant lentement l’élastique qui maintenait un quart de feuille avec mon nom et me tendit l’ouvrage. Nos doigts se touchèrent un instant. Ses ongles étaient longs, vernis de nacre rose. J’avais déjà remarqué la fois précédente sa beauté sans défaut, sa classe. À l’aise dans ses mouvements, sa veste à basques rehaussait son buste et ses hanches. L’onde de son souffle tiède me parvint. Voilà, ai-je pensé, le genre de fille que j’aimerais être, mais que je ne serai jamais. Mon examen de détails ne lui a pas échappé. Elle m’a tirée d’embarras en me demandant si je voulais emprunter autre chose. J’ai répondu non, et gênée sans savoir pourquoi, j’ai tourné les talons. Elle m’a interpellée :
— Mademoiselle Lefebvre, j’aurai terminé dans un quart d’heure, si vous n’êtes pas pressée, attendez-moi, on pourrait aller prendre un café et bavarder. Il n’y a plus grand monde, seulement l’heure c’est l’heure, je ne peux pas rater un éventuel visiteur de dernière minute !
Avant qu’elle ne change d’avis, j’ai dit oui. Je suis repartie me perdre dans le labyrinthe de livres.
À 18h00, nous sommes sorties ensemble de la bibliothèque. Elle marchait vite, rebondissant à chaque pas. On aurait dit que pieds ne touchaient pas terre. Je l’ai suivie, en admirant sa grâce déliée. Elle a pilé devant une brasserie.
— Ici, ça ira ?
— Très bien.
— Entrons, voulez-vous ? Il ne fait plus assez chaud  pour boire en terrasse ; au fait, je m’appelle Elisabeth.
Nous nous sommes installées près de la vitre, l’une en face de l’autre. Sur la table une table en formica jaune, un cendrier débordait de mégots. Elisabeth a allumé une cigarette.
— Ça ne vous dérange pas que je fume ? Vous en voulez une, ce sont des blondes mentholées.
— Non, merci, je n’ai pas envie.
Le garçon est venu prendre la commande. D’autorité, elle a commandé deux cafés. J’étais bien aise de n’avoir à décider de rien. La conversation s’orienta naturellement vers la littérature. Nous avons découvert que nos goûts n’étaient pas très éloignés. Des classiques de la littérature américaine, le nouveau roman : Sarraute, Claude Simon... Elle m’avoua, avec une moue comique, sa curiosité envers les gens.
— J’adore regarder par le trou de la serrure. Pour ça, je préfère les œuvres romanesques aux essais. Au moins si l’auteur sait s’y prendre, on est plongé dans d’autres vies.
Je n’ai pas perçu sur l’instant à quel point elle était habile dans l’art de pousser à la confidence. Doucement, elle m’a amenée à lui parler de moi. Tout est une affaire d’inflexion dans le questionnement. Ses phrases dépourvues de cette remontée finale de la voix qui signe la l’interrogation me firent baisser la garde. Attentive, elle hochait la tête, manière de montrer sans m’interrompre qu’elle comprenait.
Elle eut droit à ma boulimie de lecture, à ma vie intérieure — ce territoire imaginaire dont j’étais la souveraine et l’unique habitante. Imaginaire au sens lacanien, a-t-elle demandé.  Je n’ai pas saisi à quoi elle faisait allusion. J’ai dissimulé mon ignorance sous un sourire. Elle a complété :
— L’effet des images dans la construction de la personnalité. Pour faire simple, disons me découvrir dans le miroir et comprendre que c’est moi. En vérité, je préfère penser que le miroir est capable de refléter des images d’autres moi. D’autres pierres édificatrices. Voyez-vous, c’est une spéculation strictement personnelle, une torsion du concept. La théorie de Lacan ne fait référence qu’à la réalité de l’image virtuelle, celle de la personne qui s’y discerne, pas aux fantasmes.
Pas certaine d’avoir compris, j’ai continué à sourire. Elle s’est tue. Nous sommes restées un moment à observer la rue déserte, le vide. La voix sirupeuse d’Angelo Branduardi montait du juke-box. Elisabeth me proposa une partie de flipper. Elle se leva, je la suivis ; une fois encore j’admirai sa démarche. Elle glissa une pièce dans le monnayeur. La bille d’acier prit le chemin des cibles percutant les plots dans un bruit stratosphérique.  Elisabeth secouait le flipper, encourageant de cris sauvages la boule à franchir les obstacles. Ses gesticulations avaient le pouvoir de faire flasher les ampoules. Derrière la vitre de la machine, les yeux du diable se sont mis à clignoter de plus en plus vite. Elisabeth trépignait. Et lorsque le score grimpait, elle hurlait : « Yeah !!».
Le contraste entre sa veste sage et son déhanchement érotique était saisissant. Comment pouvait-on être aussi à l’aise dans le silence feutré d’une bibliothèque et dans le vacarme d’un jeu de bistrot. J’ai pensé, quelle fille fascinante !
— Vous ne voulez vraiment pas jouer, a-t-elle demandé en me fixant de son regard émeraude.
Elle rayonnait du plaisir de dominer l’appareil, de gagner. J’ai décliné :
— Non, je ne sais pas jouer. En vérité, je crois que j’en serais incapable.
— Comment savoir sans essayer ? Une autre fois, on jouera en double.
Nous avons regagné notre table. J’ai osé lui témoigner mon admiration.
— Quelle énergie ! Un véritable combat entre vous et le flipper ! C’était beau à voir. Ça m’a fait penser aux corridas.
— En moins cruel, convenez-en ! Ça me défoule. Parfois, ce sont les gens que j’aimerais secouer ! Vous ignorez les emmerdeurs auxquels je suis confrontée à la bibliothèque.
— Moi, par exemple ?
— Non, bien pire.
— Est-ce possible ?
Elle a fait oui de la tête et sans aucune cohérence elle a embrayé sur son âge dans un grand éclat de rire.
— Savez-vous que je suis vieille, j’ai vingt-sept ans. Je connais votre âge, j’ai commis une indiscrétion en consultant votre fiche. Vous êtes un bébé !
Sans me laisser le temps de protester, elle ajouta qu’elle avait rompu avec son ami parce qu’il passait tout son temps libre sur les terrains de foot.  Voilà pourquoi elle s’attardait, pas pressée de rentrer dans son appartement vide de muscles.
J’ai mentionné ma liaison malheureuse avec Vincent sans dévoiler le motif de notre séparation. Après cela, elle a proposé qu’on se tutoie et m’a posé des questions sur mes projets.
— Tu es inscrite à quelle université ?
J’ai senti que je virais à l’écarlate. J’ai bafouillé :
— Je vais m’inscrire bientôt. C’est en cours… enfin en septembre.
Je regrettais aussitôt d’avoir été aussi malhabile. Je ne savais pas mentir elle devina mes feintes et me poussa à m’enfoncer davantage.
— Tes travaux seront encadrés par qui ?
L’enlisement se poursuivit jusqu’à l’effondrement :
— C’est–à-dire que mon responsable est à Paris. Mais, je vais trouver quelqu’un ici. Et puis mon sujet, ce n’est pas vraiment sur la guerre, c’est plutôt disons une étude sur les forfaits en métropole des Algériens durant la guerre. Du coup la guerre m’intéresse quand même, tu comprends.
Sa voix devint polaire :
—Je comprends que tu te fiches de moi Nadia, tu me racontes des craques. Mais je ne sais pas pourquoi.Tu as sûrement tes raisons, mais si tu ne me fais pas confiance autant qu’on arrête de discuter. J’ai horreur des situations fausses.
Ma gorge se noua. Elle consulta l’addition, mit des pièces dans la soucoupe et quitta le bistrot sans m’accorder plus d’attention qu’aux tasses vides. J’ai attrapé mon sac et je l’ai poursuivie dans la rue. J’ai réalisé que j’avais sabordé notre relation naissante.
— Elisabeth, Elisabeth ! Attends.
Elle s’est arrêtée.
— Je vais te dire l’essentiel, mais ce n’est pas facile.
Encore réticente, elle m’accorda dix minutes pour lui dire la vérité. Nous avons marché côte à côte ajustant sans difficulté la vitesse de nos pas. Nous mesurions la même taille. Son odeur singulière, que je ne savais définir, m’arrivait portée par le vent. L’histoire vint d’une traite. Sans le moindre blanc dans lequel Elisabeth aurait pu immiscer une insinuation, sans un regard vers son visage de peur d’y lire un rejet. Des mots énoncés avec la crainte qu’elle aussi me quitte avec la même violence que Vincent. Si elle partait, j’étais certaine de ressentir la même fureur attisée par le même sentiment d’injustice. Je me suis dit que si je la perdais je ne m’en remettrais pas. C’était étrange ce besoin que j’avais de son amitié, de son intérêt. Je n'avais jamais ressenti ça.
Elle m’a écoutée sans m’interrompre, sans prendre la fuite. À la fin elle a exprimé sa compassion, ce qui redoubla ma honte. Elle m’a serrée dans ses bras. Je me suis abandonnée à son étreinte.
— Je te crois. Ma pauvre ! On n’invente pas une histoire pareille, sauf bien entendu si on est romancier.
Nous avons continué à marcher. En passant devant un restaurant chinois, elle m’a tirée par le bras m’entraînant de force à l’intérieur.
— Viens. On va dîner là, je t’invite.
— D’accord, mais c’est moi qui paie, ou alors on partage.
— Pourquoi es-tu si compliquée dans tes rapports aux autres ? Accepte donc sans chichis. C’est à charge de revanche lorsque tu auras trouvé du boulot.
J’ai murmuré :
— Je suis comme ça, Elisabeth. Gamine, je n’ai jamais su me faire des amis et quand j’en ai eu je n’ai pas su les garder. Plus tard, à Paris, j’ai fait des progrès. Pendant quelques mois le week-end, avant de rencontrer Vincent, j’ai travaillé pour un photographe de mode. Je m’occupais des lumières et des essais de shot. À fréquenter les mannequins décomplexés qui ne parlaient que de fringues, de cinéma et de réussite, je suis devenue moins gauche. Imagine ce que c’était avant. Et selon le principe les amis de mes amis, ils m’ont présentée à une faune située à mille lieues des gens bien rangés que je connaissais. Toujours gais, insouciants, ils claquaient tout le fric qu’ils gagnaient sans se préoccuper du lendemain. Leur plus grand désir était de réussir. Le mot sonnait différemment dans leur bouche que dans celle de ma famille. Ils étaient branchés. Ce qui les caractérisait le mieux — davantage que leurs goûts, leurs idées politiques ou leurs qualités intrinsèques — c’était la nature de leur job.
— Sais-tu qu’aux États-Unis, a dit Elisabeth, il est courant de se présenter en donnant le montant annuel de son salaire, ce qu’on pèse en dollars !
J’ai ri. De gros poissons décolorés nageaient entre les algues d’un vert radioactif qui tapissaient l’aquarium.
— Avec mes copains, ça n’allait pas jusque-là. Ils faisaient tous semblant de mépriser l’argent, même s’il était admis qu’il fallait en gagner beaucoup. Alors avec mon salaire d’institutrice, j’avais toujours peur de ne pas être à la hauteur… je craignais de me faire entretenir, tu vois ce que je veux dire… Tu comprends ma réaction tout à l’heure. Mon envie de partager l’addition… Mais assez parlé de moi ! Je préférerais qu’on passe à autre chose.
La serveuse apporta un plat de beignets de crevettes. Nous nous sommes jetées dessus. Je me suis concentrée sur le bruit de mes mandibules pour oublier le désordre de mes pensées. La bouche pleine Elisabeth a demandé :
— Au fait, tu as une voiture ?
— Non,  à Paris c’est inutile.
— Dommage. Hier, j’ai vu passer une annonce. La ville de Sarignac-en-Médoc cherche une secrétaire de mairie à temps partiel pour un remplacement. Seulement, c’est à environ soixante kilomètres de Bordeaux.
— C’est trop loin.
Elle a réfléchi un instant.
— Tu pourrais loger sur place. Il doit y avoir des gîtes inoccupés en dehors de la saison, ou même des chambres chez l’habitant.
Pour Elisabeth, il n’y avait jamais d’obstacle insurmontable. Elle me le prouva par la suite.
— C’est gentil, mais je ne connais rien à ce travail, je suis juste bonne à enseigner.
— Justement, tu sais écrire correctement sur un registre. Passe demain matin à la bibliothèque, je te donnerai le numéro de téléphone de la personne à contacter.
— Comme je t’ai dit je recherche des gens à Bordeaux qui ont connu mes parents. Sans voiture je ne pourrai pas faire les allers retours entre ce bled et ici.
— Quand je dis que tu es un bébé ! Tu te noies dans une flaque d’eau. Il y a le train. Le car.
— Mais, du coup on ne se verra plus.
Ma réponse la fit rire.
— Tu t’attaches facilement pour une sauvageonne, ironisa-t-elle. Tu viendras me voir en passant et puis tant que je n’aurai pas retrouvé l’amour, je viendrai te voir. J’ai une voiture, moi. On ira goûter les vins du Médoc. Tu vois que ma proposition est intéressée. Ne va pas croire que je fais ça pour tes beaux yeux !
Parce qu’elle avait insisté toute la soirée, je suis passée le lendemain prendre connaissance de l’annonce. Un rendez-vous me fut proposé pour l’après-midi même. Elisabeth me prêta sa voiture sans hésiter. J’ai téléphoné à Candekerque. Le rectorat avait enfin répondu. J’ai prié Maman Doucette d’ouvrir la lettre et de me la lire. Lorsqu’elle prononça le mot accepté, j’ai sauté de joie dans la cabine téléphonique.
Avant même d’être allée à Sarignac, j’ai annoncé à ma grand-mère que j’avais trouvé du travail et que je m’installais en Aquitaine pour un certain temps. Elle se mit à rouscailler :
— Les chiens ne font pas des chats ! T’es comme ta mère, une tête de bois ! Qu’est-ce que je vais dire à Jo ?
— La vérité ! Que veux-tu qu’il fasse ? Qu’il te mange. Tu trembles devant lui alors qu’il n’écraserait même pas un moucheron.
—  Il sera furieux. Ta décision, mon lapin, elle va le conduire à la tombe.
— Arrête de me culpabiliser. J’ai le droit de choisir ma route. Tu te rappelles, je n’aimais pas aller à l’école, mais j’y allais avec l’idée d’en voir la fin. Et vous m’avez poussée vers un métier qui me condamne à l’école à perpétuité, pour faire comme ma mère. N’ayez pas peur. Je ne vais pas devenir clocharde ou vivre à vos crochets. Je vais faire ma vie.  Tu doutes que j’en sois capable parce que je me suis toujours laissée mener par le bout du nez. Vous m’avez étouffée sous votre amour. Maintenant c’est fini. Tu comprends ?
— Tu te montes le bourrichon, ma pauvre enfant, tout ça finira mal !
Ensuite, il y a eu un long silence suivi de sanglots étouffés avant que le déclic du combiné m’indique qu’elle avait raccroché.


CHAPITRE 8

Depuis le 1er septembre je travaillais à Sarignac-en–Médoc, petit bourg provincial un peu mort, le cœur resserré autour de son église. De belles demeures en pierres grises bordaient l’esplanade du marché près de l’ancienne Halle aux vins. Six rues bordées d’immeubles anciens aboutissaient à l’esplanade. Quelle que soit la route qu’on prenait lorsqu’on quittait la ville, on apercevait des domaines aux maisons blanches, aux toits bleutés d’ardoises, flanquées de tours d’angles aux porches cintrés, disséminés dans le vignoble. Des allées ratissées de près, même en hiver, menaient à des châteaux. Les effluves de moût fermenté, d’alcool et de vieux bois qui montaient des caveaux m’enivraient à chaque promenade. Les noms des propriétaires tintaient aussi prestigieux que ceux des crus classés vieillissant dans leurs caves. Les quartiers de noblesse s’exposaient ici comme une rosette à la boutonnière. En vérité, je ne songeais pas à m’en offusquer, le Président de la République lui-même était à particule.

Le gel était venu tôt cette année-là. La nuit du 1er au 2 novembre, le thermomètre descendit à -5°. Dans les vignes, des perles de givre ourlaient les fils de fer tendus entre les lignes. Des feux avaient été allumés pour réchauffer les ceps les plus fragiles. Sur sa colline, le cimetière bruissait du chant du vent dans les cyprès. Une bise de pleine mer avait remonté la Gironde, pétrifiant le village, maltraitant les chrysanthèmes déposés pour la Toussaint sur les stèles rongées de lichens. Les pétales arrachés aux fleurs s’élevaient dans le ciel clair si différent des ciels en demi-teinte de mon enfance toujours prêts à ensevelir le paysage sous un chagrin. Je commençais à m’habituer à la vraie lumière.
Une nouvelle vie sans élèves, sans devoirs à corriger, loin des bruits de la ville. J’effectuais un mi-temps de trois jours par semaine. Le maire m’avait montré comment établir une fiche d’état civil, un certificat de naissance ou de décès ; il avait dressé la liste les papiers à réclamer pour publier les bans et noté le numéro de téléphone des pompiers, des pompes funèbres et du cabinet du préfet. Il avait conclu : « Et pour le reste, on verra au fur et à mesure.»
L’administration d’une ville de mille trois-cent-quatre-vingt-sept habitants n’était pas sorcier. À cette période de l’année, le travail se résumait à gérer les affaires courantes. Les mariages, les travaux, les demandes de permis de construire, commenceraient à affluer aux beaux jours. J’assistais aux réunions du conseil municipal dont je préparais les délibérations et les comptes rendus. J’aidais les adjoints à la gestion financière. Et gros avantage, je travaillais seule, sans pression.
Dès que j’avais du temps libre, je creusais dans le passé de mon père. J’avançais petit à petit, sinon sur son innocence, du moins sur sa personnalité et sur la guerre d’Algérie. Je continuais à tout inscrire dans mes cahiers. Avec Elisabeth, nous avions pris l’habitude de déjeuner ensemble le jeudi. Un rituel auquel on sacrifiait avec bonheur. Nos différences apparentes nous rapprochaient. Elle avait bénéficié d’une éducation libre à l’opposé de la mienne,  vivant au milieu d’une fratrie de cinq, avec des parents musiciens, dans des maisons ouvertes à tous les vents, tous les courants, toutes les cultures, sur tous les continents. Ses parents en étaient au vingt-quatrième déménagement ! Depuis qu’elle savait la vérité sur mon père, elle m’aidait à surmonter mes découragements et me conseillait à la manière d’une sœur aînée. Je craignais que ma présence lui pèse. Elle me confia plus tard qu’elle lui avait fait du bien. La relation était somme toute équilibrée.

Lorsque j’avais rencontré le maire de Sarignac la première fois, j’avais menti sur mes motivations à m’installer en Médoc. Elisabeth m’avait dit : « Raconte que tu collabores à l’écriture d’un ouvrage sur la région. Par exemple, sur l’architecture des domaines viticoles. Ça t’ouvrira des portes. Surtout ne parle pas de recherches sur les Algériens. Et prépare tes arguments, sinon tu seras vite démasquée. Tu ne sais pas mentir vrai.»
Les premières semaines, j’ai pris le train entre Bordeaux et Sarignac. Le maire ne pouvait pas me proposer un logement de fonction ; l’appartement qui appartenait à la mairie avait été ravagé par un feu de cheminée. Il me promit de prospecter.
C’est en mettant à jour la liste électorale de Sarignac qu’un nom attira mon attention : Sévère Lapérouse.
Profession : Procureur général de la République auprès de la cour d’appel de  Bordeaux.
Adresse : La Bastille, chemin des Gravettes. Sarignac-en-Médoc
Procureur général ? Avocat général ? Quelle différence ? Probablement aucune. C’était mon homme ! Le magistrat mentionné par Me Loiseau et Jean-Pierre Leymarie. Le Robespierre qui avait requis la peine de mort contre mon père sans avoir les preuves de sa culpabilité. J’étais bouleversée à l’idée qu’il habitait à quelques encablures de mon lieu de travail. Pour la première fois depuis que j’avais appris le sort de mon père, l’idée d’une vengeance s’est ajoutée au besoin de vérité. À midi, je suis allée rôder autour de sa maison, le cœur battant, des idées mauvaises plein la caboche. Un mur ceinturait la propriété sur des centaines de mètres. Des moellons descellés à plusieurs endroits me permirent de me hisser jusqu’au faîte en m’accrochant au lierre. Entre les arbres, j’ai aperçu le bout d’une aile en pierres blanches. La végétation très dense m’empêchait d’en voir davantage. Il me vint une idée folle, habiter là, à l’abri des contreforts empierrés, cotoyer cet homme et lui faire cracher la vérité. Ce projet fit son chemin dans ma tète comme un poignard entre dans une plaie.
La présence de Lapérouse à Sarignac était, selon Elisabeth, un signe du destin qui se réalisait en étrécissant le domaine des possibles ! Une de ces formules alambiquées qu’elle aimait employer.
— Va trouver le l’homme, demande-lui s’il n’a pas une chambre à louer. C’est l’occasion de rentrer dans sa vie sans qu’il se doute de quelque chose
— Je crains de me dévoiler trop vite, de ne pas savoir me maitriser. Et puis rien ne dit qu’il acceptera de me louer une chambre.
— Si c’est le maire qui lui en parle. À lui, il ne pourra pas refuser.
Le dessein d’approcher le territoire du Procureur m’occupa toute la nuit. Je dormis par à coup, entre cauchemars et rêves éveillés.  Je fus tellement agitée que Lucette est venue s’enquérir de ma santé.

Le lendemain, j’ai questionné le maire sur l’avancée de ses démarches pour me trouver un logement.
— Je cherche, m’a-t-il répondu d’un air navré, ce n’est pas facile, ici on est à la campagne.
Il voulait dire qu’à Sarignac les gens vivaient repliés sur leur foyer, modeste ou prestigieux, enracinés dans leurs vignes et leurs traditions, fermement ancrés à leurs habitudes, et qu’ils n’étaient pas prêts à héberger chez eux une étrangère dont ils ne savaient rien, fut-elle la nouvelle secrétaire de mairie.
— J’ai remarqué une grande maison, chemin de la Gravette, la Bastille. Il doit être possible de demander à ces gens-là de me louer une de leurs chambre. C’est juste pour la semaine. Le samedi je vais à Bordeaux
Il  leva les bras au ciel.
— Chez n’importe qui, MAIS pas chez le Procureur ! m’a-t-il répondu.
— C’est un loup-garou ?
— Presque ! Un homme redouté qui vit comme un sauvage claquemuré dans son château.
J’ai compris que personne à Sarignac n’osait demander un service au Procureur. J’apprendrai plus tard qu’il était l’homme le plus craint et le plus détesté de tout le canton. Un des plus riches aussi, et des moins généreux, motifs bien suffisants pour attiser la haine ; si on y ajoutait sa fonction, et son étonnant prénom qui n’arrangeait rien, on comprend mieux la réaction du maire. J’ai insisté.
— Enfin, monsieur le Maire, la maison est immense. Il doit bien y avoir une chambre de libre, surtout s’il vit seul ! Je vais aller lui demander puisque vous ne voulez pas être mon messager.
— Il n’acceptera jamais. C’est un sauvage. Je vous interdis d’aller l’ennuyer avec vos histoires.
— Je ne peux pas continuer à rentrer chaque soir sur Bordeaux . Si vous ne me proposez rien très vite, je vais quitter le poste.
J’étais certaine que l’argument pèserait lourd.
— Voyons Mademoiselle Lefebvre, vous ne pouvez pas nous faire ça, c’est un caprice.
— Appelez cela comme il vous plaira.
— Et votre livre sur la région ?
— Je pourrais aussi bien m’en occuper depuis Bordeaux
—  Mais, on a besoin de vous, vous êtes une perle, vous n’allez pas partir !
Je me suis entêtée.
— Si.
Mécontent, il se gratta le crâne, toussota plusieurs fois et finit par lâcher :
— Bon. Je vais voir ce qu’on peut faire avec Lapérouse. Vous me mettez dans le pétrin.
Bougon, il ajouta :
— Si votre but c’est de le séduire parce qu’il est riche et veuf, je préfère vous décourager tout de suite.
 Il sortit en maugréant contre les lubies des femmes. Qu’est-ce qui me poussait à vouloir m’installer à tout prix dans la maison du Procureur ? Venger mon père en m’en prenant physiquement au magistrat ? Je n’étais pas le genre de fille à insulter les gens encore moins à planter de sang-froid un couteau dans le ventre de quelqu’un !
Alors pourquoi avoir tant insisté pour m’installer à La Bastille ? Il me semble aujourd’hui que l’évidence  s’imposait : cela devait être.
Il me fallait côtoyer cet homme, le voir de près, le sentir, comme si à travers lui, c’était mon père que j’allais approcher.

CHAPITRE 9

Un Jeudi, j’ai cherché l’association où Lahcène Ben Ali avait pris des cours de français. Les renseignements fournis par les Leymarie m’ont conduite à une boutique de farces et attrapes qui occupait à présent l’ancien local de l’ALEP. D’après le patron l’association s‘était installée dans une salle municipale. A l’hôtel de ville on m’informa qu’elle venait de nouveau de changer de lieu. On me donna l’adresse : Bourse du travail, cours Aristide Briand. Je m’y rendis sans attendre.
Le jeune homme qui était de permanence à l’ALEP répondit d’une phrase à ma requête : «Le milieu des années 1950, c’est loin, à cette époque je n’étais pas né, alors…» Les fichiers s’étaient envolés au fil des décennies et des transferts. Il fallait bien faire de la place. Et puis, les adhérents ne fréquentaient l’association que le temps d’acquérir une maîtrise suffisante du français et certains émigrés refusaient de fournir leurs cordonnées. Les responsables actuels ne connaissaient pas les anciens.
Les activités de cette époque ?
Elles devaient être les mêmes à peu de choses près que celles d’aujourd’hui. Apporter un soutien. Comment savoir ? D’ailleurs, eux aussi, les enseignants, ne faisaient que passer. Les missions de l’association prenaient beaucoup de temps, demandaient une grande énergie, du dévouement. Il fallait être disponible. Alors, au moment d’une embauche ou lorsqu’ils se mariaient ou qu’arrivait un enfant, les bénévoles lâchaient.
Il me raccompagna en bas des marches. Une voie venait de se fermer.
J’abattis la dernière carte que j’avais encore en main. Ferrot, au 12 rue des Minimes. J’y suis allée, le cœur emballé, en suppliant la Providence de ma donner un coup de pouce, qu’elle fasse que je retrouve Ferrot. Après tout, Dieu n’était-il pas un courtier du destin ? Durant le trajet, j’ai répété à l’envi : « Mon Dieu, faites que ça aboutisse, faites, faites, faites…». Le soleil d’automne frappait avec une ardeur inattendue. J’étouffais sous mon duffle-coat doublé. Je suis arrivée tout en eau, la gorge nouée. Pas de concierge, une odeur du pipi de chat dans le couloir. J’ai scruté la rangée de boîtes aux lettres. Jacqueline et Étienne Ferrot. L’étiquette mentionnait aussi l’étage. Je suis montée en courant. J’ai frappé. Des pas se sont rapprochés, la porte s’est ouverte. Un homme au visage fané, m’a prise pour une démarcheuse.
— Oui ? C’est pour quoi ?
— Est-ce que je peux entrer, j’ai des choses importantes…..
— Ne vous fatiguez pas. Je n’ai besoin ni d’aspirateur, ni de cocotte minute, encore moins de Tupperwares. Vous êtes la troisième depuis ce matin. Vous avez grimpé inutilement. Mais vous êtes jeune, ça fait des mollets ronds.
Il s’apprêtait à refermer. C’est parce que j’ai hurlé : « Monsieur Ferrot, je viens de la part des Leymarie de Canterac. Vous avez connu mon père, Lahcène Ben Ali, il y a longtemps. Je suis Nadia Lefebvre.», qu’une femme s’est manifestée au fond de l’appartement :
— Nadia Lefebvre ? La fille de Lisa. C’est incroyable, elle est venue jusqu’à la porte. Nadia ?
Les Ferrot avaient connus ma mère et mon père. Ils m’avaient vue naître. La familiarité immédiate qu’ils montrèrent à mon égard au lieu me sembla trop…trop quoi, je n’aurais pas su le dire. Peut-être trop polis pour être honnêtes, comme on disait chez moi.
— Nadia. Laisse-moi te regarder. Tu ressembles à ton père. Les yeux surtout. Ce regard sur lequel on le taquinait… le beau ténébreux. On disait ça dans son dos. Mais le reste, c’est ta mère tout craché ! Qu’elle était jolie ta mère. Une couverture de magazine ! J’étais infirmière dans le groupe scolaire de Talence o est enseignait.

Madame Ferrot se mit à sangloter. Son l’émotion volubile me paru excessive. Pour moi qui avait été élevée dans la mesure, tout débordement était suspect. Je ne parvenais pas à suivre tant elle ajoutait de superlatifs aux qualité de Lisa.
— Tu la soûles, a dit Étienne, ne vois-tu pas qu’elle est toute pâle.
J’étais en effet à deux doigts de la syncope. Il est allé me chercher un verre d’eau et un sucre imbibé d’alcool de menthe. L’odeur m’a rappelé l’école où l’infirmière traitait nos faiblesses avec ce genre de remède. Les Ferrot ne savaient pas que ma mère était morte. Au moment où Lisa avait quittée Bordeaux, ils étaient en froid, euphémisme pour exprimer qu’ils étaient fâchés. Lorsque je me suis enquis du motif, un flou s’est installé dans leurs regards trahissant une hésitation à me parler franchement. Le genre de dérobade que je connaissais bien pour l’avoir vue si souvent passer dans les yeux des Vieux.
— Ta mère nous en a voulu de ne pas avoir témoigné pour Ben Ali au procès. Mais c’était impossible, c’est tout.
Madame Ferrot orienta la conversation vers un sujet moins délicat, elle et son pédigree.
— Lorsque j’étais jeune une seule chose me passionnait, m’occuper des autres. J’ai commencé à militer à quatorze ans dans les organisations de jeunesse du PC. Après, je me suis occupée du Secours Populaire, et j’ai travaillé dans une association de soutien aux femmes. À cette époque, il n’y avait ni pilule, ni planning familial, et jusqu’à cette année, l’avortement valait crime ! Alors nous aidions les femmes à trouver des filières où elles ne risqueraient pas leur vie, à contacter discrètement des médecins compréhensifs, acquis à notre cause.
— Et ma mère aussi militait pour l’avortement ?
Un ricanement précéda la réponse :
— J’ai vite repéré chez Lisa un désir de se rendre utile. Je lui ai présenté Étienne. On lui a parlé de nos activités, du syndicat, des réunions de cellule, de notre travail dans les associations. C’est Étienne qui lui a proposé de nous accompagner à l’ALEP. L’ALEP, c’était…
Je l’interrompis brutalement :
— Je sais ce qu’est l’ALEP, j’en viens.
Elle fit mine de ne pas avoir saisi l’origine de mon agacement.
— Il y avait des Espagnols, des Portugais, des Marocains mais surtout des Algériens. La plupart étaient illettrés.
Devant mon air incrédule, c’est Étienne qui est intervenu  :
— Les Algériens — et je les comprends — ont toujours résisté et par tous les moyens à la colonisation française. Alors, l’enseignement proposé par la puissance colonisatrice était suspect. Les rares enfants qui prenaient le chemin des écoles françaises étaient considérés comme des renégats, tombés dans le piège tendu à leur ethnie et à leur religion. Les écoles destinées aux petits indigènes, on les nommait les Écoles-gourbis. Elles avaient un programme spécial et des maîtres, souvent des communistes pas très bien vus, à qui on demandait aussi d’être aussi menuisier, maçon, écrivain public... Certains gamins dans le djebel avaient suivi l’école coranique, ceux-là maitrisaient l’arabe, les autres parlaient des dialectes, au mieux ils baragouinaient le français. Et ceux qui venaient à l’ALEP étaient pour la plupart dans ce cas-là. Ta mère a compris le rôle que nous jouions dans l’intégration de ces hommes. Elle a tout de suite accepté de nous aider.

J’avais déjà entrevu chez les Leymarie que l’ALEP avait été au cœur de la rencontre entre Lisa et Lahcène. Alors voilà, c’était simple au fond. Maintenant je savais comment ils s’étaient rencontrés. L’impératrice aux nattes de la photo de classe, je l’imaginais à présent vivante, attentive, consciencieuse, au milieu d’émigrés fourbus, mal rasés, moites de transpiration dans des bleus tachés de cambouis. Cela relevait de l’imagination, en vérité je n’aurai jamais accès à la réalité de leur attachement.
J’ai demandé :
— Et lui ?
— Je l’avais connu en décembre1951 par le biais d’un autre Algérien, disons qu’il s’appelait D. et disons que j’étais en relation avec cet homme. Je ne peux pas t’en dire davantage et d’ailleurs ça n’a aucune importance. Concentrons-nous sur ton père. Il avait une vingtaine d’années lorsqu’il est arrivé à Bordeaux. D. avait été en relation avec lui à Constantine où Lahcène bricolait dans la mécanique. Dans son bled, une metcha de la wilaya de Batna, c’était la misère. Il voulait partir travailler en France. D. lui a avancé l’argent de la traversée. Il s’est embarqué pour Marseille avant de le rejoindre ici.
Puisque tu as discuté avec les Leymarie, ils ont dû te dire où travaillait ton père. L’été dans les vignes à Margaux, l’hiver au garage de Canterac. S’il avait eu la chance de faire des études, il aurait certainement fait une belle carrière. Mais de là où il venait n’est-ce pas…C’est moi qui l’ai amené à l’ALEP. Il était doué pour tout ou presque. Il n’a pas mis longtemps à savoir s’exprimer aussi bien que moi et même mieux. Il a continué à venir à l’association  pour enseigner aux autres et emprunter des livres.
— Et ses relations avec la jeune fille qui a été tuée ?
Un silence s’installa, témoignant de la gêne de ceux qui s’apprêtent à mentir.
— Tu sais ça aussi ? a dit Mme Férrot.

Ferrot à embrayé
— On ne sait rien. En vérité, il était très secret. Alors la fille de ses patrons, pourquoi en aurait-il parlé ? D’autant qu’il entretenait une relation sérieuse avec ta mère.
— Si c’était sérieux, pourquoi ils ne se sont pas mariés, pourquoi il ne m’a pas reconnue  ?
Jacqueline est intervenue :
— C’était compliqué. Ils sont partis ensemble en Algérie aux vacances de 1953. Il voulait présenter Lisa à sa famille à Batna. Elle ne nous a jamais raconté comment elle avait été accueillie. Elle est revenue seule ; on a supposé que ça s’était mal passé. Elle nous a seulement dit que le vieux Ben Ali, le père, avait exigé que Lahcène reste pour lui l’aider à retaper leur maison. J’étais certaine qu’on ne le reverrait pas ! J’ai proposé à Lisa de lui trouver un endroit pour avorter si elle ne voulait pas garder l’enfant. Elle a refusé. « Ça ne me gêne pas d’être fille-mère, je me moque du qu'en-dira-t-on. Je veux cet enfant de lui.» , voilà ce qu’elle a dit. Tu ignores le poids que ça représentait à cette époque. Mais, j’avais tort, Ben Ali est revenu en octobre. La grossesse de Lisa était évidente, cependant il n’a plus été question de noce. En 1954, les choses ont commencé à se durcir entre l’Algérie et la France. Ben Ali a pensé que ce ne serait pas une bonne idée de l’épouser, à cause des évènements et de ce qu’il faisait.  C’est en tout cas ce qu’il a prétexté.
— Il faisait quoi ? ai-je demandé.
Les époux Ferrot ont encore échangé un regard indécis. La vérité devait être difficile à dire.
— Dites-moi, il faisait quoi ? Des choses interdites ?
Étienne, après une courte hésitation, a répondu :
— Pour ça, il vaudrait mieux que ce soit D. qui t’en parle, s’il accepte. C’est lui qui s’occupait de ça.
— Je peux le voir quand ?
— Je vais lui en parler et je te fais signe. On peut te joindre où ?
Je lui ai donné le numéro de téléphone de la mairie de Sarignac.
J’ai compris que les relations des Ferrot avec mon père avaient dépassé les frontières de l’ALEP. J’avais besoin de démêler leurs véritables liens.

 Étienne Ferrot  m’a recontactée une quinzaine de jours plus tard. Je n’y croyais plus. Il m’a rejointe à la gare de Bordeaux un samedi matin. Le rendez-vous avec ce mystérieux D. était à Bègles.
Nous sommes entrées dans un café miteux au fond d’une impasse. Des arabes en train de jouer aux dames nous ont dévisagés. Ferrot s’est dirigé vers le fond, un endroit séparé de la salle par des claustra. Un homme corpulent en costume cravate, le visage ravagé de tavelures, nous attendait devant une théière fumante. Un gros poêle à mazout ronflait dans un coin. Il faisait une chaleur suffocante. L’odeur du mouton grillé s’ajoutait à celle de la menthe et du fuel. Étienne Ferrot m’a présentée.
— Voilà Nadia dont je t’ai parlée. La fille de Ben Ali.
J’ai serré la main tendue. Ferrot s’est casé comme il a pu sur la banquette de moleskine sale, entre le mur et l’homme adipeux. Je me suis assise en face d’eux sur une chaise inconfortable. L’homme questionna Ferrot à voix basse faisant fi de ma présence.
— Elle sait quoi au juste ?
— Rien. Je lui ai dit que tu lui parlerais de son père.
— Elle sait comment je m’appelle ?
— Non, tu n’as rien à craindre.


CHAPITRE 10

Les propos du déplaisant Yacef eurent pour effet immédiat de me plonger dans l’incertitude. Au retour, je fus prise d’une grande colère qui se mua peu au fil des heures en une tristesse plus grande encore. L’impression que tout m’échappait. Lucette, inquiète de ma fébrilité, m’offrit une tasse de tilleul après le dîner. Comme le sommeil se refusait à venir, je relus mes notes plusieurs fois sans établir un rapport direct avec le crime de Canterac. Que faire de ce fatras d’information ?
Le lundi matin, le maire de Sarignac m’annonça triomphalement que sa démarche auprès du Procureur avait été couronnée de succès. Il m’avait prise au sérieux, fait jouer ses relations et tiré les sonnettes aux bonnes portes. Il me dit avec un sourire satisfait :
— Vous êtes attendue chez Lapérouse le premier samedi du mois d’octobre à 11h00 précises. Et ne soyez pas en retard si vous avez envie d’avoir cette chambre. Je vous le répète, depuis la mort de sa femme, cet homme est un sauvage, mais en vérité, déjà avant… bref 11h00 vous avez compris. Té, pensez à regarder les horaires des trains, le samedi il y en a moins.
Moinsse a-t-il dit en prononçant le s final… je m’habituais tout doucement à l’accent d’ici ainsi qu’aux té et bé qui émaillaient les phrases.

Le voyage matinal fut charmant. D'un charme vénéneux. Vénéneux, comme ces champignons à l’aspect engageant et trompeur. J’étais seule, le wagon entier rien que  moi, calme. Le silence entrecoupé seulement par les bruits du train sur les rails, c’était comme pénétrer à l’intérieur d’une musique.. Les alignements de vignes aux feuilles roussies par l’automne, les passages à niveau, les gares de campagnes désertes. Mon imagination anticipa maintes fois la rencontre avec le Procureur. Aimable, réservé, bougon, colérique. Comment allait-il me recevoir. J’avais la fièvre. Elisabeth m’avait conseillée la prudence. Joue sur tes atouts féminins… tous les hommes sont sensibles à la beauté. Beauté ? Je ne m’étais jamais trouvé belle.

J’ai attendu à la gare qu’il soit l’heure. Je suis arrivée à la grille du parc alors qu’onze heures sonnaient à l’église. J’eux une seconde d’hésitation avant de faire tinter la cloche, avant de m’avancer sur les terres du Procureur. J’ai suivi l’allée principale vers un monumental péristyle. Je tremblais. Il me vint à l’esprit que j’allai devoir serrer la main de l’homme qui avait fait guillotiner mon père. Mes tremblements augmentèrent. Au premier étage, un rideau s’est écarté. Juste le temps d’apercevoir une silhouette. Le rideau retomba aussi vite. Il m’observe, ai-je pensé.
Une femme corpulente, le ventre sanglé dans tablier blanc volanté, venait à ma rencontre à petits pas pressés. Je lui ai tendu la main. Contrariée, elle a ignoré mon geste. Ma main est restée figé, inutile. J’ai réalisé les domestiques ne serreraient certainement pas la main des invités. Mais étais-je une invitée ? Mon bras retomba le long de mon corps raide. J’ai balbutié :
— Je suis Nadia Lefebvre, je travaille à la mairie au… Monsieur le Maire m’a dit que… enfin c’est provisoire. Le logement je veux dire… je ne veux pas déranger. Dès que j’aurai une voiture… Bordeaux ce sera plus vivant, ce n’est pas que Sarignac me déplaise mais… Est-ce que je peux voir Monsieur le… enfin votre patron.

Chaque minute passée en face de cette femme semblait durer des heures. Mes pensées se brouillaient, j’étais incapable de finir mes phrases. C’était agaçant, j'étais comme une mouche qui se cogne à la vitre, sans savoir où voler pour quitter le piège. Enfin, la domestique m’adressa la parole: « Vous ne verrez pas Monsieur le Procureur. Il m’a chargée de m’occuper de vous recevoir. » Elle m’examina sans aucune bienveillance. Je lisais dans ses pensées : « Elle n’est pas outrageusement maquillée, c’est plutôt un bon point pour elle ! Elle ne porte pas de mini jupe tant mieux...»
J’étais certaine qu’ils avaient craint, elle et son maître, d’avoir affaire à une fille qui aurait mauvais genre ! Rien n’aurait été plus humiliant pour eux que d’héberger ce genre de fille au château .
— Suivez-moi, m’intima sèchement la domestique.

Elle me précéda dans un vestibule qui aurait pu abriter le pavillon de Candekerque en entier. Décor austère et somptueux qui révélait une société dans laquelle je me sentais parfaitement illégitime. Les torchons et les serviettes de Maman Doucette, on se souvient ! Pour ne pas m’enfuir, je me suis focalisée sur l’odeur d’encaustique. La même odeur que chez nous. Ce fut bien le seul point commun que je pus déceler !
En face de la porte d’entrée, un escalier double déployait en symétrie ses courbes douces. J’ai balbutié n’importe quoi :
— C’est très beau, comme à Chambord, l’escalier je veux dire… non… enfin c’est bête, celui-ci est en bois, pardon je…
La domestique m’observait avec un dédain affiché. Des tableaux tapissaient les murs tout le long de la montée. Elle récita à la manière d’un guide :
— Ce sont les ancêtres de Monsieur, la branche des de Nairac, a-t-elle spécifié, insistant bien sur la particule pour m’en imposer. Celui-ci, avec la perruque poudrée, était cardinal. Il a été occis à la Révolution, à l’endroit même où nous nous trouvons, et la jeune femme en toilette de bal tout en haut, c’est Madame Eloïse, la mère de Monsieur le Procureur lorsqu’elle était jeune. Eh bien, montez, vous n’allez pas rester des heures en bas !
Je l’ai rejointe devant le portrait.
— Quelle classe, quelle beauté.
Le compliment englobait la femme du tableau et la demeure toute entière.
— Votre chambre se situe au deuxième étage. Je vais vous montrer. Par la suite, pour entrer vous emprunterez la petite porte extérieure. Voici la clé. La serrure est rouillée, mais je la ferai graisser. Le portail lui n’est jamais fermé. Pour cette fois nous allons passez par l’intérieur, venez sans faire de bruit.
Je la suivis dans le couloir qui longeait les pièces du premier. Nous sommes montées à l’étage supérieur par un escalier en colimaçon. La domestique, tout essoufflée en arrivant en haut, s’est appuyée au chambranle le temps de reprendre haleine avant d’ouvrir la porte. Je suis allée à la fenêtre ouvrir les volets. Un vent sournois s’est engouffré dans les tentures. La pluie tombait à présent en un rideau serré sur le parc. J’ai respiré avec délice l’air chargé d’humidité et du parfum des cèdres.
— Fermez voyons, le vent va casser un carreau !
— Je suis contente d’avoir une vue sur les arbres. Pourrais-je me promener dans le jardin ? J’aime la nature.
J’étais à deux doigts de battre des mains ! Seul le regard de la domestique m’en a dissuadée. J’avais un instant oublié le sinistre Procureur et le sort de Ben Ali. Ma demande embarrassa la servante. Son front se plissa dans un violent effort de réflexion. J’ai supposé que son maître avait dû préciser qu’il ne voulait pas me croiser et qu’elle ne savait pas si cela s’appliquait également au parc. Elle finit par répondre :
— On ne m’a pas donné de consigne à ce sujet. Je poserai la question à Monsieur… Il est un peu sauvage, solitaire et mélancolique depuis qu’il est veuf. Il déteste devoir faire la conversation, plus encore à des inconnus, surtout à des jeunes. Vous veillerez à être discrète. Naturellement vous n’amenerez personne ici, ni dans le parc ni dans la chambre, vous comprenez. La Bastille n’est pas un moulin.
— N’ayez crainte. La Bastille ?  C’est un drôle de nom pour une maison privée.
— Ce sont les vilains sans-culottes qui l’ont rebaptisée comme ça en 1792, après avoir trucidé la famille de Nairac. Le nom est resté. Monsieur le Procureur prétend qu’il y a un paradoxe réjouissant pour un Procureur de la République à habiter dans une maison qui s’appelle la Bastille. Il n’y a bien que lui que ça réjouisse !
Elle est allée ouvrir la porte du cabinet de toilette.
— Vous disposez d’une baignoire. L’eau chaude est fournie par le chauffe-eau à gaz que vous devez éteindre le soir, et le matin en partant. Ne tirez pas trop d’eau. Le linge de lit et de toilette est gracieusement mis à votre disposition. Il y a une laverie au village, au cas où vous resteriez quelque temps. Pour les repas, vous pourrez utiliser la cuisine de l’office en cas de besoin, à condition d’apporter vos provisions.
— Merci, ce ne sera pas nécessaire. Monsieur le Maire m’a proposé de déjeuner à la cantine de l’école. Pour le soir je m’arrangerai pour dîner à l’extérieur.
— A votre aise. Une dernière chose, Monsieur le Procureur ne supporte aucun bruit, aussi je vous demande d’écouter la radio en sourdine et de ne pas chanter. Vous n’avez pas de tourne-disques au moins ? Monsieur le Procureur ne tolérerait pas d’entendre ces musiques de nègres que les jeunes écoutent à présent.
Tous ces cérémonieux Monsieur le Procureur étaient exaspérants.
— Dites-moi, pourquoi l’appelez-vous à tout bout de champ Monsieur le Procureur. N’est-il pas avocat ?
Pourquoi avoir posé la question, sotte fille que j’étais ?
Les lèvres de la servante se sont pincées et son opinion sur moi se lisait dans son regard : Pauvre gourde !
Elle se fit un devoir de m’expliquer :
— Monsieur Sévère est magistrat, pas avocat. À présent, Monsieur siège à la Cour d’appel. Il dirige les autres procureurs. C’est une haute fonction et une tâche délicate qui lui attire bien des jalousies.
— Alors, il faut toujours l’appeler par son titre ?
— Pour le peu de fois où vous le verrez, vous vous y ferez !

Au mur au-dessus du lit, un Christ en bronze pendait à un crochet. La servante suivit la direction de mon regard. Il lui parut utile de me préciser les règles de la maison :
— Tout doit rester en l’état et qu’il ne vous prenne pas la fantaisie de punaiser des affiches aux murs.
Le placard que j'ouvris contenait une pile de couvertures imprégnées d’antimites et des oreillers. Vieille odeur de mépris des patronesses qui me poussa à la révolte devant un pot plein d’hortensias séchés et poussiéreux qui occupait le centre de la petite table.
— Les fleurs aussi, je suis obligée de les garder ? 
— Pourquoi, elles vous gênent ?
— Oui. Elles me font penser à la mort autant que l’affreux supplicié sur sa croix !
Elle a haussé les épaules avec résignation.
— Je vais les enlever. Elles datent du temps où on avait encore des invités à La Bastille. Mais le Jésus, au-dessus du lit on y touche pas, c’est sacrilège.
— Bien Madame et merci pour les fleurs.
Choquée, elle me reprit :
— On ne dit pas Madame. Je suis la gouvernante de Monsieur le Procureur. Ici on m’appelle Louise.
— Ah ! bon. Eh bien, merci Louise.  Je vais aller chercher mes bagages à Bordeaux.
— Voulez-vous que le jardinier aille vous quérir lundi matin au train avec sa charrette ?
— Je n’envisage pas de rester à Bordeaux ce week-end. Je reviendrai ce soir
— Le maire avait faire dire à Monsieur le procureur par le conseiller Duriot que vous… Je ne sais comment Monsieur va prendre la chose. Et puis pour vos bagages le jardinier ne pourra pas vous aider ce soir…
— Ne vous tracassez pas ça ira, je n’ai qu’une valise…
— Pas de machine à écrire.
— Non pourquoi ?
— Eh bé, le conseiller Duriot a dit que vous êtes ici pour écrire un livre.
Elisabeth m’avait fait répéter, le mensonge est venu sans trop de gêne. Je commençais à m’aguerrir.
— Oui. Sur les domaines de la région.
— Alors vous vous y connaissez en vins ?
— Euh non… enfin c’est à l’architecture que je m’intéresse, je fais des photos, des illustrations pour un livre.
— Vous n’écrivez pas ? a-t-elle riposté déçue.
— Non… j’illustre et le texte est inspiré par mes images.
— Et, on dit aussi que vous venez de la capitale …
— Oui. J’enseignais à Paris.
— Vous êtes professeur, alors.
— Oui, c’est ça. Professeur… à Paris.
— Pardon, mais je trouve que vous avez l’accent du Nord.
— Je… j’ai disons… ma famille est du Nord en effet, vous avez l’oreille. En général on ne remarque pas ma pointe d’accent.
— On a eu dans le temps un chauffeur qui venait de Béthune, comme le bourreau.
Sa remarque m’offusqua. Je fis mine d’en rire.
— Le bourreau… ah oui, très drôle chez un Procureur. Excusez-moi. J’aimerais me rafraîchir et me reposer avant de reprendre le train. Merci encore… Madame… Louise de votre aide. J’essaierai de ne pas déranger votre patron.
Le vent rabattit le volet d’un coup sec. Le claquement me fit sursauter. Je fit signe à Louise de me laisser. Elle emporta le sinistre bouquet. J’ai claqué la porte derrière elle. Le crucifix a vacillé sur son clou sans réussir à se décrocher.
A Bordeaux, Elisabeth m’attendait à la gare. Elle me conduisit en voiture chez Lucette pour prendre ma valise. Pendant le trajet je lui racontai mon arrivée à la Bastille, mes bévues avec Louise, le mépris hautain de la domestique et la beauté du parc. Voilà comment les choses se sont passées, lui ai-je dit, j'ai eu l'air d'une idiote;
— Maintenant que tu es  installée dans la place, tu vas pouvoir parler avec le procureur. C'est l'essentiel. Louise, tu t'en moques.
L’idée d’Élisabeth me parut mauvaise. Provoquer trop tôt un entretien avec Sévère Lapérouse me sembla contre productif. Je répondis à Elisabeth :
— Non. Il faut que ce soit lui qui vienne à moi. Qu’il désire s’entretenir avec moi. Ça prendra le temps qu’il faudra. Je saurais attendre. À ce moment là seulement je lui parlerai de mon père. Et si je découvre qu’il l’a fait condamner à tort — je ne suis sûre de rien, Elisabeth — s’il l’a fait j’aviserai.

Lucette était inconsolable de me voir partir. Elle voulais me garder encore un soir, encore une nuit…
J’ai promis de venir la voir. Elle m’a offert un coffret marqueté avec un petit cadenas en forme de cœur.
— Un souvenir de femme entretenue ! Pour garder vos lettres d’amour, ma petite Nadia, m’a-t-elle dit malicieusement. J’ai souri tristement. Mais si, vous en recevrez, une beauté pareille ne peut pas rester sans hommage !
Et elle m’a embrassée avec une tendresse démonstrative que je n’avais jamais connue chez mes grands-parents. Elisabeth patientait dans la voiture, mais Lucette a voulu nous accompagner à la gare, Le temps qu'elle se chausse et s'habille...
J’ai attrapé au vol le dernier train pour Sarignac.


CHAPITRE 11

Un silence de cathédrale régnait, jour et nuit pareillement, dans la maison du procureur. En cette fin d’automne aucun chant, aucun pépiement de venait plus du parc. Même le vent ne se hasardait à gémir qu’en sourdine. Quelques feuilles persistaient encore aux arbustes des massifs qui résistaient à la morsure du froid. De ma chambre je voyais les nappes de brouillard retenues par les branches même aux jours de plein soleil. Les habitants y compris les arbres, et les pierres, appartenaient à un théâtre d’ombres que j’étais venue grossir. J’avais la sensation de me déplacer sans bruit au sein d’une nécropole. Je n’écoutais plus de musique, à peine si j’osais respirer. Cette retraite silencieuse me permettait d’écrire ; c’était une façon de crier sans bruit, de pleurer sans larmes, d’avancer sur place.
Je ne reçus jamais l’interdiction formelle de me promener dans le domaine. Je pris cela pour une permission implicite. Dès que la maison s’endormait, j’allais marcher dans les allées entre les arbres nus à la nuit tombée, éclairée par une torche à piles. Au début j’empruntais les chemins de la périphérie, traçant à petits pas une route qui m’appartenait, entre l’enceinte du mur et l’entrelacs des buissons. L’humus des sous-bois assourdissait le bruit des pas.
Après avoir exploré les marges, je me suis engagée plus loin dans le parc, à des endroits où la nature sauvage reprenait peu à peu ses droits. Au plus profond de la forêt dans une saignée au milieu des futaies, j’ai découvert un ruisseau dont l’onde diffusait l’émeraude des mousses. J’ai regardé l’eau verte fuser sans murmure sous un pont arqué qui s’écaillait en rognures de laque carmin. J’ai fermé les yeux et me suis imaginée au bord du lointain Léthé, ce fleuve des Enfers dont les eaux avaient la propriété de faire oublier leur passé terrestre aux âmes des morts qui devaient les boire.
Certains dimanches, lorsque je restais à la Bastille, je marchais toute la journée. J’entrevoyais parfois le terrible propriétaire qui marchait aussi les mains croisées dans le dos. Tacitement, nous faisions semblant de ne pas nous apercevoir. J’attendais le jour où il qu’il esquisserait un geste. Un geste qui ne viendrait peut-être jamais. Ma patience était celle d’une chatte à l’affût. Il m’arrivait d’échanger un mot à voix étouffée avec Louise lorsqu’elle montait jusqu’à mon étage. Elle ne me questionnait plus sur la date de mon départ. Elle demeurait plantée le long de mon chambranle, l’œil inquisiteur et, lorsque je prenais l’initiative de l’au revoir, elle poussait des soupirs à fendre un moellon. Je l’intriguais ; mue par une curiosité ancillaire, elle aurait aimé en savoir davantage sur moi.
L’hiver arriva accompagné de flocons, de quoi me faire douter de la douceur du climat d’Aquitaine. A présent, les jours raccourcissaient à vive allure. Je partais dans l’obscurité du petit matin et ne rentrais qu’à la nuit tombée. C’était étrange, cette sensation de vivre dans une sombre caverne. Mon bureau n’avait qu’une minuscule fenêtre, je travaillais à la lumière électrique. Le soleil me manquait à part ça, j’étais satisfaite de ne plus enseigner. Le travail monotone du secrétariat me laissait une totale liberté d’esprit. Je lisais et j’écrivais beaucoup. Les Vieux allaient aussi bien qu’il était possible à leur âge en cette saison. Je leur téléphonais, c’était toujours la même chose, leur inquiétude pour mon avenir, leur curiosité pour ces « étrangers » chez qui je vivais, et les petits riens qui constituaient leur quotidien. Il y avait des mois que je leur promettais une visite sans fixer de date. Je redoutais autant les jérémiades de maman Doucette que les silences de papa Jo.
Elisabeth est venue me rejoindre à Sarignac le samedi précédent la Noël. C’était la première fois. Je l’ai emmenée au bord de la Maqueline. J’avais besoin qu’elle voit les lieux du drame, partager avec quelqu’un les sensations étranges que cet endroit me procurait, pouvoir dire à haute voix de ce qui me tracassait après tous ces jours de silence. Il faisait un froid vif souligné par un vent coulis qui descendait la Gironde. Le ciel gris d’étain colorait à peine l’air blanc de givre. Nous tenant par le bras, nous nous serrions l’une à l’autre pareilles à un couple d’inséparables. Le crime ne se laissait pas oublier, il pesait dans chacune de nos paroles.
L’après-midi, nous avons établi une liste des propriétés à visiter pour accréditer mon histoire d’illustrations. Assises sur les marches de l’église de Canterac, nous les avons repérées sur une carte routière que le vent ne cessait de replier. Le trajet entre les domaines faisait des larges boucles dans le vignoble du Médoc. En cette saison, les vignes dépouillées se détachaient brunes sur la terre grise durcie par le froid. Nous nous sommes arrêtées un moment devant chacune des propriétés pour prendre des photos. Domaine de Giscours, Château Siauriac, Château Laferrière de Brancour, Domaine Rosan-Gracies, Château Chevalier de Reignac, sans oublier la Villemaurine, le domaine des Saint-Serrin dont j’avais aperçu l’enceinte à Margaux avec Jean-Pierre Leymarie, et à Sarignac, celui des Hauterives qui portait le nom suggestif de Monplaisir. Elisabeth considérait comme une priorité que je m’introduise chez les Saint-Serrin. Son désir de vérité dépassait le mien.
Depuis ma rencontre avec Yacef, le doute sur l’innocence de Ben Ali avait repris toute la place. Je ne pouvais plus penser au drame de Canterac sans faire un lien direct avec les activités louches de Lahcène. Il me tardait de revoir les Ferrot qui, me semblait-il, ne m’avaient pas tout dit. Pour l’instant, ils étaient au Sénégal pour une mission humanitaire. Ils ne rentreraient qu’en janvier. Mes questions en attendant restaient sans réponse.
Elisabeth me ramena à la Bastille avant de repartir à Bordeaux. La nuit était tombée depuis longtemps. Elle s’arrêta devait la grille du parc.  J’étais angoissée à l’idée de me retrouver seule face au crucifié dans ma chambre qui ressemblait à une tombe. Nous sommes restées un bon moment à bavarder dans la voiture. À travers la vitre embuée, j’ai aperçu Louise qui s’avançait dans l’allée. J’ai dit à Elisabeth : « Elle nous épie.» Quelques minutes plus tard, la gouvernante toqua à la portière de mon côté et dit d’un ton bourru :
— Vous allez attraper une pneumonie à rester dans l’auto par cette froidure. Entrez donc prendre une tasse de chocolat. Monsieur le Procureur n’est pas là. L’envie de garder Elisabeth contrebalançait l’inquiétude d’être soumise aux tirs de Louise.
Mon amie s’est  exclamée avec impertinence .
— Quand le chat n’est pas là les souris dansent.
— Fais attention, tout ce que tu vas lui dire elle le répétera au procureur, ai-je murmuré à l’oreille d’Elisabeth.
— Pas de danger, elle se trahirait.
— Je n’ai pas confiance dans les domestiques trop zélés.
Elle me taquina.
— Un réflexe de classe ?
— Pense ça si tu veux, mais tais-toi. Je n’ai nulle part ailleurs où me réfugier.
Nous avons remonté l’allée jusqu’au péristyle.
— Dis donc c’est immense ! s’exclama Elisabeth.
Louise nous fit signe de la suivre. On contourna le bâtiment. Elle nous fit entrer dans l’office par la porte qui donnait sur la cour à l’arrière.
— Dommage qu’il fasse nuit, j’aurais bien aimé voir le parc, Nadia ne cesse de m’en vanter la beauté.
Louise  a haussé les épaules.
— Ces grands arbres n’apportent que de l’humidité. Ça manque de pelouses. Les belles demeures doivent être entourées de pelouses ! Ici, nous vivons dans une forêt sans lumière. Une folie de Madame Éloïse.
— La maîtresse de maison ? demanda mon amie.
Louise se signa.
— Non, voyons, madame est morte. Sa mère je veux dire la mère du procureur. Cette femme-là était une originale. Paix à son âme. Entrez, essuyez vos pieds au paillasson et fermez vite derrière vous.
La cuisine consistait en une grande pièce dallée de tomettes ouvrant sur une petite salle à manger. Un âtre, où un bœuf aurait pu rôtir sans peine, abritait un feu de bûches. Louise approcha des chaises près de la cheminée. Elle mit du lait à chauffer. Un parfum de chocolat a rempli la cuisine. Elle a posé devant nous deux bols fumants et s’est installée à son tour. Le plus infime de ses muscles était tendu dans l’attente de révélations. Nous avons bu en silence dans le crépitement des flammes. Louise n’y tenant plus s’est adressée à moi :
— Alors ce livre ça avance.
C’était plus impératif que de la simple curiosité.
— Je prospecte pour l’instant.
— Ce ne sont pas les demeures historiques qui manquent. Mais pour les photographies l’hiver n’est pas la meilleure saison. Ça veut dire qu’on vous gardera jusqu’au printemps.
Elisabeth constatant mon embarras s’est empressée d’ajouter :
— Au moins jusqu'aux vendanges.
— C’est monsieur le Maire qui va être content, il ne tarit pas d’éloge sur vos qualités. C’est ce qui se dit au marché. Elle fit une pause pour soupirer à l’aise.  En voilà un que vous avez su mettre dans votre poche… et les autres aussi.
— Et le propriétaire ? demanda  Elisabeth.
Je me sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux. Louise a rebondi sur la remarque, ravie de pouvoir parler de Monsieur le Procureur.
— Monsieur Sévère est un homme à part. Sous l’aspect roide exigé par sa fonction, il possède un cœur de beurre. J’avais seize ans à la naissance de Monsieur. C’est à ma mère que Madame Eloïse l’avait confié. C’est moi qui l’ai lavé, langé, qui ai soigné ses bobos, surveillé ses fréquentations. C’est moi encore qui l’ai réconforté à la mort de Madame Éloïse et de Monsieur Guillaume en pleine guerre. Quand il est revenu à la Bastille après ses études, c’était..., elle s’interrompit en comptant sur ses doigts. Si ma mémoire est fiable, c’était en 1948. J’étais certaine qu’il ne resterait pas. Ici, la justice suivait le même train-train depuis belle lurette. Une fois les affaires de collaboration jugées après la libération, les tribunaux de province ont dû se contenter d’escroqueries, de querelles entre voisins, de litiges dans les successions. Quelques coups de pistolets par-ci par-là, des marâtres ou des mauvais maris. Je lui disais souvent :  « Ces petites affaires-là, Monsieur Sévère, ne font pas progresser une carrière ! »
Peut-être parce que j’avais grandi avec deux taiseux, je ne cessais d’être surprise par la faculté des gens à raconter leur vie ou celle des autres. Lorsqu’il m’arrivait de devoir parler de moi, je tâchais d’être concise. Juste quelques mots, l’essentiel. Une collègue m’avait reproché de n’avoir pas l’art de la conversation. Louise continuait ravie de l’oreille attentive d’Elisabeth.
— Quel gâchis, cet homme-là avait tant de capacités qu’il aurait pu réussir à Paris, que sais-je moi, devenir ministre de l’Intérieur ou de la Justice comme son ami Mitterrand qui était moins brillant mais plus habile, même si Giscard l’a finalement devancé aux dernières élections.  Heureusement on a eu le procès de Marie Besnard. Un beau procès de crapulerie, un empoisonnement prémédité. On a eu les journalistes, la radio pendant des semaines… Monsieur Sévère testait la force de son réquisitoire devant son miroir en se rasant. Que voulez-vous, il a toujours préféré la sécurité à l’aventure ! Pour l’amour c’était la même chose. Vous avez bien compris que c’est un homme austère, pas un homme de désir. Et puis, il avait une certaine méfiance envers les femmes, à cause de sa mère. Ce serait trop long d’entrer dans les détails. Bref, il s’est marié sur le tard avec un ange.
Je me demandai quelle femme, même angélique, avait pu tomber amoureuse d’un tel homme.
— Elle devait être exceptionnelle, remarqua finement mon amie.
— Elle l’était. La jeunesse, la beauté, l’intelligence, la distinction. C’était une de Fronsac. C’est tout dire.
Louise avait développée cette admiration inexplicable des domestiques pour leurs maîtres. J’ai songé qu’ils étaient aussi aliénés que les mineurs d’autrefois, attachés à leur patron par un lien incompréhensible.
— Ils avaient une grande différence d’âge, dix-huit ans.
— C’était un mariage d’amour, enfin pour elle ?
Elisabeth n’avait aucune retenue. Louise ne se fit pas prier pour donner son avis.
— On ne connaît jamais la vérité sur ces choses-là. Ils dormaient dans la même chambre. Et Madame Constance s’est toujours comportée en épouse attentive. Pourtant ce n’était pas une jeune femme démonstrative, modérée en toutes choses. Elle portait en elle une mélancolie mortifère. La pauvre Madame est morte en couches à peine deux ans après ses noces. Et comme un malheur arrive toujours avec son lot de calamités, le bébé aussi a été emporté. Monsieur Sévère en a tellement voulu à cet innocent, qu’il a refusé de le laisser enterrer dans le caveau de la famille. Ce pauvre angelot repose tout seul dans une sépulture que je suis la seule à fleurir. Même son beau-père n’a pas réussit à le faire plier. Après l’inhumation de Madame Constance, les rires qui étaient déjà rares ont définitivement abandonné la Bastille. La veille des obsèques, Monsieur est allé à Bordeaux se faire tailler quatre costumes noirs comme geai — deux d’été, deux d’hiver — qu’il a renouvelés à l’identique jusqu’à cette année. Aucune femme dans son cœur, ni dans son lit depuis. J’en témoigne, c’est moi qui change les draps. Il s’est enfermé dans le silence, inconsolable.
— C’est tout à fait romantique, se récria Elisabeth, un petit conte à la manière de Tchekhov ! Déjà sept heures, il faut vraiment que je rentre. Merci Louise pour le chocolat et votre délicieuse manière de raconter. Avec vous le temps s’écoule trop vite, mais continuez avec Nadia, elle me racontera.
Elle me fit un clin d’œil. Je n’avais nulle envie de rester seule avec Louise. Je me suis levée en même temps qu’Elisabeth.
— Je te raccompagne. Merci Louise, c’est très gentil de nous avoir permis de nous réchauffer.
— Ce fut un plaisir, Mesdemoiselles. Ça m’a fait de la compagnie. Lorsque Monsieur est là, je suis contrainte de me taire, sauf s’il m’autorise à parler.
— Vous devriez vous syndiquer !
La phrase m’avait échappée. Même à mi-voix, Louise fit mine de ne pas avoir avait dû m’entendre. Il ne releva pas et me tendit une lampe électrique.
— Tenez, vous me la rendrez demain. On pourra encore bavarder si vous avez le temps. Monsieur le Procureur ne rentrera qu’après Noël et le jardinier est en vacances. Alors vous comprenez que parler à quelqu’un ça me fait du bien.
Le lendemain Louise guetta mon retour, appuyée à la rambarde du perron. Dans la pénombre, j’entrevis son corps massif. Elle agita le bras. Je profitai de l’obscurité pour ne pas répondre à son geste. Je craignais que trop fine mouche, elle finisse par découvrir ce que je dissimulais. Elle se mit à crier dans ma direction :
— Mademoiselle Nadia…  Mademoiselle…
J’étais coincée, forcée de répondre :
— Bonsoir Louise. Je ne vous avais pas vue. Il fait moins froid ce soir…
— Un chocolat comme hier, ça vous dirait ?
— Euh, non, j’ai du travail.
— J’insiste. Vous en profiterez pour me redescendre la pile électrique.
— Bon. D’accord.
Je me suis changée et j’ai gagné  l’office par l’extérieur.
Pour accompagner le chocolat, Louise avait préparé des brioches. Nous avons pris place à la table. Je me sentais gênée de n’avoir rien à raconter. J’avais la bouche pleine, ça tombait bien, mais Louise était capable de tenir à elle toute seule une conversation. Elle s’est mise à soupirer :
— Comme la vie est triste aujourd’hui. Et au moment des fêtes c’est encore pire. Noël c’est beau lorsqu’il y a des enfants. Du temps des parents de Monsieur, la maison ressemblait à une ruche. À Noël la comtesse Éloïse faisait abattre par le garde-forestier un sapin immense qu’elle décorait avec les petits et leurs amis. Elle disait : « Louise allez cueillir du houx pour décorer la table, et montez au grenier chercher des guirlandes. » Je n’arrêtais pas de faire des allers retours les bras chargés de boîtes. Les deux garçons se battaient pour être celui qui accrocherait l’ange en haut de l’arbre, juché sur la dernière marche de l’échelle ! Au matin, les enfants et les amis découvraient des dizaines de paquets enrubannés qu’ils identifiaient à la couleur des étiquettes. Nous les domestiques, nous avions le droit à un mouchoir de coton, et à quelques oranges roulées dans du papier de soie. Le repas du Réveillon était une merveille de délicatesse. Ah, ça, Madame Eloïse savait recevoir. C’était la fille unique du dernier comte de Nairac, une des plus grosses fortunes du Bordelais. La famille avait fait sa pelote dans le commerce de droiture.
Devant mon air interrogateur Louise précisa :
— Une sorte d’import-export des anciens temps, si j’ai bien compris. Et comme l’argent bien placé avait porté ses fruits, le comte possédait aussi des usines, des banques, des hectares de forêt et plusieurs propriétés sur le bassin d’Arcachon. Madame Éloïse avait apporté la Bastille en dot, avec sa façade quelque peu décrépite, des pierres qui se descellaient aux angles. Les jours de pluie, il fallait mettre des cuvettes en zinc dans les chambres pour recueillir l’eau. Avec l’héritage de son père, la jeune Madame fit tout remettre à neuf. Sur le chantier, il y avait cette année-là autant de maçons et de charpentiers que pour construire le Petit Trianon. La Bastille est devenue la plus belle demeure de toute la région qui n’en manque pourtant pas. Et Madame Éloïse était la reine de toutes les fêtes. Tout ce que le Bordelais comptait de jeunesse dorée se pavanait ici. Et les voitures de luxe, et les bijoux…« Léontine, l’argent c’est fait pour valser. », disait-elle à ma mère quand celle-ci s’étonnait d’une nouvelle toilette extravagante. Et ça valsait autant dans le grand salon que dans le porte-monnaie !
Je l’écoutais avec un mélange d’incrédulité et de plaisir. L’ambiance de la Bastille à l’époque rappelait les romans de Jane Austen. On était loin du silence spectral qui y régnait à présent.
— Monsieur Guillaume, lui, appartenait à une famille de gros paysans : les Lapérouse. Des travailleurs acharnés pour qui un sou vaut un sou, un lopin un lopin ! Son père Anthime possédait des vignes sans prestige vers le lac d’Hourtin et des parcs à huîtres à Andernos qu’ils louait en fermage à des écaillers. Son union avec Madame Éloïse ressemblait à celle de la carpe et du lapin comme on dit. Comment ces deux-là s’étaient-ils trouvés ? Cette question avait alimenté bien des parlottes et égayé nombre de veillées.
— L’amour ne s’explique pas forcément par les ressemblances, ai-je dit en pensant à Vincent.
— Monsieur Guillaume était un beau garçon. Une prestance que beaucoup lui enviaient. Des myosotis à la place des yeux, une moustache blonde et fine et une douceur peu commune chez un homme de ce temps-là. Ses rivaux malheureux lui prêtaient une odeur de marée qui n’a jamais incommodé sa femme. Aux dires de ma mère, qui connaissait presque tout, Monsieur Guillaume avait sauvé la jeune comtesse de la noyade tandis qu’elle canotait un jour de grosse mer sur le bassin d’Arcachon. Le plus étonnant, à mon avis, c’est que le Conte Charles, qu’on savait pète-sec, ait consenti au mariage. Éloïse, belle et fortunée, pouvait prétendre à épouser dans son monde. Ce mariage-là était à proprement parler une mésalliance doublée d’une mauvaise affaire d’argent pour les de Nairac. Pourtant, je n’ai pas de souvenir que Madame s’en soit jamais plainte. Elle adorait son gentleman farmer, c’est ainsi qu’elle appelait son époux, et sans lui pour veiller aux dépenses elle aurait fini sur la paille. Ils formaient le plus beau couple qu’on puisse rêver.
Elle s’interrompit pour me reverser du chocolat et souffler le feu. La tête me tournait, la chaleur de la cuisine et ce flot continu de mots m’engourdissaient. Louise ne resta pas longtemps muette, elle reprit avec le même entrain :
— Madame était frivole. Elle aimait le plaisir. Ses enfants passaient après. Les deux garçons en ont souffert. Surtout Monsieur Sévère. C’était l’aîné. L’année d’après, leur est venue une petite Charlotte qui est morte à l’âge de deux ans, et finalement un second garçon est arrivé. Après Madame a stoppé la production. Elle a dit : « Mon bon Guillaume vous êtes libre d’aller semer ailleurs. Labourez donc autant de sillons que vous voudrez lorsque cela vous démangera, à condition que vous soyez assez discret pour que je l’ignore et que vous ne rameniez pas la chtouille à la maison. En revanche, pour le libertinage sans effraction, ma chambre vous reste grande ouverte. »  Par la suite, Madame Éloïse s’est entichée d’une romancière juive qu’elle a invitée à passer plusieurs étés à la Bastille avec son second mari, puis seule après son divorce. Elles allaient main dans la main à travers le parc, s’embrassaient en tournant la langue sans se gêner devant les domestiques. Cette aventure a fait scandale. Ici c’est la province. Un faux pas et vous voilà mise au ban ! Même les enfants s’en sont rendu compte ! Il n’y eut que Monsieur Guillaume pour l’ignorer. Ou feindre d’être aveugle. Avec lui, on ne savait jamais. Le majordome a prétendu que Monsieur aimait les regarder se mignoter et que parfois même il en tâtait. Les hommes du monde sont tricotés d’une laine étrange qui nous gratterait aux entournures, nous autres ! En tous cas, que Madame ait été lesbienne ne modifiait en rien leurs relations. D’ailleurs même si Monsieur et Madame faisaient chambre à part, ils continuaient à s’accorder sur les autos et la vitesse. Du coup, c’était fatal, ils ont fini carbonisés dans leur cabriolet en revenant de Biarritz. Alors qu’est-ce que vous en dites ?
— Je ne sais pas. Vous avez évoqué la fatalité, moi je parlerais d’imprudence. Mais est-ce que chez les aristocrates ce mot à un sens ?
— Monsieur le Procureur, lui, c’est tout l’inverse de sa mère. Il a renvoyé les domestiques à la mort de Madame Constance. Il n’a gardé que le jardinier, la femme de ménage et moi et il conduit lui-même sa voiture.
— Vous n’êtes pas mariée, Louise ?
— Dieu m’en préserve !
— Ça ne vous a pas manqué ?
— Si vous pensez à la chose… il n’y a pas besoin de mari. Beaucoup de beaux messieurs en ont tâté et même monsieur Guillaume. Tout était appétissant chez moi, elle fit un mouvement ample vers sa poitrine, je prenais du plaisir et j’en donnais. Ça ne faisait de tort qu’à leurs âmes, et leurs épouses avaient des tempéraments de poisson congelé. Tout ça se lavait à confesse. Pour les enfants, j’aurais bien aimé en avoir à moi, mais pas des bâtards. Ceux-là, fallait mieux les faire passer, elle se signa en levant les yeux au plafond, Et puis, lorsqu’on torche les enfants des autres et qu’on sait depuis l’enfance qu’on sera toujours en servitude, à quoi bon rêver d’un foyer. Une gouvernante, ça n’a pas de vie à soi. On la sonne nuit et jour, pour une peccadille, un caprice, un coussin à relever, un bouillon à deux heures du matin, une bouillotte. J’ai quand même eu un bon ami pendant des années. Un homme de ma condition. Il est décédé il y a de ça cinq ans. Il travaillait pas loin d’ici. C’était le chauffeur de la famille Hauterives.
— La famille de Cyprien Hauterives ?
— Vous connaissiez Monsieur Cyprien ?
— Connaître ? Non, j’ai aperçu son nom à la mairie dans la liste des décès de l’an dernier. Ils ont un domaine sur la commune.
— Monplaisir… Vous devriez y faire un tour, pour vos photos. Une magnifique propriété. Madame Hauterives, la veuve de Monsieur Cyprien, vous fera visiter et le jeune Monsieur Antonin est un si gentil garçon, tout le contraire de son diable de frère. Enfin frères qu’à moitié, Antonin est d’un deuxième lit.
— Je compte bien aller les voir… un peu plus tard.
Dans la corbeille, il ne restait plus que des miettes, j’avais englouti toutes les brioches.
La vieille servante l’a remarqué et m’a complimentée.
— Au moins vous ne mangez pas comme un moineau ! Si vous avez encore faim, je vous propose de partager mon souper, du veau froid et une salade de pommes de terre. Vous me parlerez de vous en mangeant. A votre arrivée j’étais sur la réserve. On sait jamais sur qui on tombe comme dit le jardinier. Mais je vous ai bien observée, vous n’êtes pas une de ces filles qui vont avec n’importe qui. Le chauffeur prétend que vous êtes toujours seule au café, en train de lire. Et puis votre amie d’hier est vraiment aimable et intelligente, ça se sent. Paris, ça doit être quelque chose, j’y suis jamais allée ! Alors je vous mets une assiette ?
— Non, merci. Il faut que je me mette au travail. Monsieur le maire m’a donné des devis à examiner pour la remise en état de l’appartement qui a pris feu. Dès qu’il sera rénové, je vous débarrasserai de ma présence.
— Rien ne presse. Monsieur le Procureur vous a oubliée.
Je n’en ai rien cru. Il ne semblait pas être homme à gommer aussi facilement. Louise jeta un fichu sur ses épaules pour m’accompagner. La froidure noire et la pluie s’abattirent sur nous. Usant de l’obscurité, la gouvernante glissa une pomme dans la poche de mon gilet comme si j’étais une gamine mal nourrie. Je fis semblant de ne rien avoir vu. Je devais lui faire pitié. Une fois enfermée au chaud dans ma chambre, j’ai songé à l’enfance du procureur, bambin isolé au milieu des réceptions. Il y avait de quoi rendre sauvage ! J’ai souri en sortant le fruit tiède de ma poche. J’étais en train de me laisser apprivoiser ; il me sembla que le Christ en bronze avait soulevé les paupières et qu’il me rendait mon sourire.

CHAPITRE 12 

Louise avait raison, Noël était une fête pour les enfants. À Candekerque, le sapin traditionnel avait disparu avec mes illusions sur le Père Noël. Chez les Vieux, la Nativité se célébrait par le ventre. Maman Doucette cuisinait un repas gargantuesque si bien qu’on en mangeait toute la semaine suivante. La magie des cadeaux inutiles n’a pas duré longtemps. Elle fut remplacée, lorsque j’eus dépassé l’âge de croire à ses sornettes, par de l’argent dans une enveloppe. Argent dont je ne disposais pas. Des la fin des vacances, on allait à la poste le déposer sur mon livret de Caisse d’Épargne. Je ne me souviens pas d’un seul Noël à Candekerque qui ait été une véritable fête.
Mais cette année c’était la tristesse absolue.
Ce Noël de 1975 à la Bastille est l’un des plus noirs que j’aie vécu.
Sous le regard vide du crucifié j’ai relu les minutes du procès de mon père. Les preuves découvertes par la polices ainsi que les témoignages produits par l’accusation avaient avalisé la thèse du crime crapuleux. Comme en juillet, il me sembla que le mobile ne tenait pas à l’examen des faits. J’ai épluché soigneusement les dépositions des proches. Sous serment, Cyprien Hauterives, le fiancé, avait affirmé qu’Aurore de Saint-Serrin s’était plainte à lui de l’attitude de Ben Ali. Il aurait exigé d’elle une grosse somme d’argent pour la laisser tranquille. « On comprend ce que signifie tranquille dans cette occurrence », avait souligné l’avocat de la famille. Le greffier a noté la protestation de mon père en ces termes. « Monsieur Hauterives, vous mentez. Vous étiez jaloux que Mademoiselle Aurore vienne parfois parler avec moi. Je vous ai entendu crier sur elle.». La salle l’avait hué dans un charivari indigne d’un tribunal. Le président avait menacé de mener les débats à huis-clos si d’autres incidents se produisaient.
Me Loiseau avait sommé le jeune Hauterives de citer des témoins susceptibles de confirmer ses allégations. Le jeune homme nomma Gaston, le garagiste, et Raymond, le maître de chais. Une fois à la barre, ni l’un, ni l’autre, ne se souvenaient avoir observé des gestes déplacés de la part de Lahcène Ben Ali, mais tous deux avaient affirmé que Mademoiselle de Saint-Serrin et lui discutaient souvent ensemble. C’était suffisant pour insuffler le doute dans la tête d’un jury populaire. Les interventions de l’avocat général Lapérouse avaient été d’une rare injustice, n’hésitant pas à utiliser des  formules propres à exacerber la rancœur des Français contre les Algériens. J’en ai relevé quelques-unes :
- L’ingratitude des travailleurs nord-africains vis-à-vis de leurs maîtres.
- L’accusé, à qui on a offert une situation en métropole, s’est comporté en barbare, en chien enragé  mordant la main qui l’a nourri.
- Le vol pour les arabes n’a pas le même sens que pour nous.
- D’un côté nous avons une jeune fille de la bonne société, étudiante en philosophie, promise à un bel avenir et de l’autre un homme sans éducation mû par l’intérêt, la rancune et de basses pulsions. L’enquête a prouvé qu’il a assassiné de façon barbare dans le dessein de voler.
- On sait, même si l’accusé nie, qu’il appartenait à un mouvement terroriste illicite qui  égorge, brûle, pille. Le massacre d’El-Halia est encore présent dans toutes les mémoires !
Tout n’était qu’amalgame.
Les jurés qui avaient été désignés étaient des gens simples, de ceux qui se laissent facilement convaincre par l’éloquence, qui sont influencés par la radio et les journaux. Des gens prompts à croire qu’un étranger célibataire convoite forcément une jolie fille riche, la fait chanter et l’égorge pour lui dérober ses bijoux. Mais surtout, c’étaient des hommes et des femmes en âge d’avoir des fils qui se battaient en Algérie. On leur offrait Lahcène Ben Ali, qui avait le visage de l’arabe — de l’ennemi,  à immoler en expiation au sacrifice des jeunes soldats tombés pour défendre les intérêts coloniaux de la France. Il était évident que la justice avait montré un pitoyable visage durant ce procès.
Dans sa plaidoirie l’avocat de la famille de Saint-Serrin avait pointé du doigt le regard de l’accusé : « Observez bien les yeux de cet homme, vous y lisez comme moi, l’absence de tout repentir et une noirceur d’âme propre aux assassins. », avait-il déclaré. J’imaginais mon père dans le box, menotté, le visage abîmé par les nuits d’insomnies, au ventre la certitude d’être le jouet d’une machination. Dans l’impossibilité de dire la vérité qui l’aurait sauvé. Lors de son réquisitoire Sévère Lapérouse avait fait jouer le ressort de la peur. « Mesdames et messieurs les jurés, je réclame pour Lahcène Ben Ali un châtiment à la hauteur du crime. Il ne s’est pas contenté de voler, mais il a sauvagement ôté la vie à une jeune fille irréprochable, sans défense, en ayant prémédité de le faire. La justice ne doit pas se laisser aveugler par la rage ou le désir de vengeance, mais elle doit punir de manière exemplaire le coupable rendant ainsi justice à la victime et à la douleur de ses proches.  Après examen du dossier d’instruction, je requiers au nom du Ministère public, la peine capitale pour Lahcène Ben Ali. Car seule la disparition du coupable peut tranquilliser les honnêtes citoyens. N’oublions pas que le mouvement terroriste auquel l’accusé et toute sa famille appartiennnet n’a pas hésité à massacrer des Français innocents, dans ce qu’il faut bien nommer une boucherie, il y a moins d’un an dans un de nos départements d’Algérie. Et il y a quelques semaines à Palestro de jeunes soldats, qui auraient pu appartenir à vos familles, ont été atrocement mutilés par des terroristes autochtones. Des yeux crevés, des gorges tranchées, des ventres vidés de leurs entrailles et bourrés de cailloux, des testicules coupés ! Voilà de quoi sont capables les coreligionnaires de Ben Ali. Faire preuve de clémence envers l’accusé reviendrait à ignorer la sauvagerie dont il est capable. Ce qui fonde sa nature intime. Pensez, au moment de prendre votre décision en votre âme et conscience, qu’il pourrait égorger n’importe lequel d’entre nous. Alors :
À la question : Ben Ali a-t-il prémédité son crime, vous répondrez oui.
À la question : Ben Ali est-il coupable d’assassinat et de vol sur la personne d’Aurore de Saint-Serrin, vous répondrez oui.
À la question : L’accusé bénéficie-t-il de circonstances atténuantes, vous répondrez non. »
Après avoir douté , je croyais de nouveau à l’innocence de Ben Ali. Il était condamné d’avance. Personne n’a jamais cherché à savoir comment la victime était arrivée au bord de la Maqueline. Sa voiture avait été retrouvée sagement rangée dans le garage du domaine, à Margaux, soit à près de quatre kilomètres de là. Il me semblait peu probable qu’elle se soit rendue à pieds, de nuit, en plein hiver, sur ce ponton glissant empruntant le chemin boueux décrit par Jean-Pierre Leymarie, et ça pour rencontrer un homme qui l’aurait fait chanter ! Comment est-il possible qu’aucun enquêteur ne se soit posé la question ?
Elle portait des chaussures à hauts talons. C’est noté dans le rapport de gendarmerie. Est-ce qu’on se chausse ainsi pour parcourir à pied les routes campagne ? Est-ce que les semelles étaient boueuses ? Ce n’était pas mentionné. Qui avait pensé à regarder ? Personne.
Pelotonnée au creux de l’édredon, j’ai échaffaudé un autre scénario, qui me parut plus plausible. Aurore était venue au bord de la Maqueline — pour une raison que je n’arrivais pas à déterminer — en voiture avec un homme. Ils s’étaient querellés. La dispute avait dégénéré. Sous le coup de la colère, il l’avait frappée, sa tête avait heurté le rebord du ponton. Ça pouvait être un accident. Lorsque l’homme avait constaté la mort de jeune fille, il s’était enfui.
Mais alors, qui avait égorgé Mademoiselle de Saint-Serrin après sa mort ? Ben Ali ? Impossible. S’il appartenait comme l’avait dit Yacef à un réseau organisé, il devait être prudent à l’extrême. Ne pas laisser de traces. Dans ces conditions pourquoi égorger la fille de ses patrons qui était déjà morte ? Ce geste n’a pas de sens… ai-je pensé, sauf si le meurtrier a eu l’idée de faire porter le chapeau à un Nord-Africain. Tout le monde savait par les journaux que c’était une de leurs méthodes d’exécution ; d’ailleurs le procureur l’avait rappelé plusieurs fois au cours du procès. L’égorgement post mortem orientait la culpabilité vers un algérien. Désignait le meurtrier.
Mon père — mais pourquoi lui ? — avait été  désigné . Pourtant, il n’était pas le seul Algérien dans les parages. Alors, un coup tordu de Yacef ? La vengeance d’un racketté ou du fiancé jaloux ? Pourquoi les hommes du commissaire Privat s’étaient-ils orientés vers mon père ? Je ne parvins pas à retrouver dans le rapport d’enquête l’endroit où Ben Ali avait été appréhendé par les hommes du commissaire Privat.  J’étais certaine qu’il devait se souvenir. Je notais sur mon cahier : « Retrouver Privat. »
J’ai quitté ma chambre en milieu d’après-midi. Le soleil était pâle et déjà bas. Le parc en demi-teinte, dans son inquiétant silence s’accordait à mon trouble. J’ai marché longtemps, vers l’ouest. Sous le ciel blanc, les voltes d’un busard traçaient d’élégantes arabesques. Deux arbres noirs dans la clarté crayeuse, pareils à des sentinelles ombrageuses, marquaient le départ d’un sentier que je n’avais pas encore emprunté. Il me mena à un petit kiosque envahi par les ronces. Une lueur glauque filtrée par la frondaison des cèdres frappait le fer forgé. L’ombre du kiosque et celle des grands arbres se projetaient au sol en des formes étranges. C’était un endroit semblable à ceux qui peuplent les songes lorsqu’on est à demi-éveillé. Il m’a semblé qu’un pendu se balançait  à une branche dans le clair obscur. J’ai poussé un hurlement de terreur, avant de me rendre compte que le pendu n’était qu’une vieille balançoire dont il ne restait qu’une des deux chaînes. Oppressée par le mirage, je me suis sauvée. J’ai traversé le parc en courant, plusieurs fois je me suis retrouvée dans des impasses, jusqu’au moment où j’ai atteint le sentier qui longeait le mur. Je me suis hissée jusqu’en haut et j’ai sauté sur la route menant au village. J’ai couru encore jusqu’à la cabine téléphonique. Il fallait que je parle à quelqu’un. J’ai appelé Elisabeth, elle s’apprêtait à aller réveillonner en famille. Elle me rassura, mes frayeurs, m’a-t-elle dit, étaient le produit de mon imagination conjugué à des peurs ancestrales. Ces terreurs que tout homme porte en lui depuis la nuit des temps. Depuis l’époque où les hommes vivaient sans protection, sans abri, menacés de toutes part par des orages, des fauves, des éclipses, la disparition du soleil et la crainte que le jour ne reparaisse jamais. Elle m’expliqua que chacun de nous avait conservé cela dans une partie archaïque du cerveau. Avant de raccorocher je lui demandé de se renseigner à Bordeaux sur le divisionnaire Privat. Elle me promis de s’en occuper dès qu’elle pourrait. Avec la monnaie qui me restait, j’ai appelé les Vieux.
Le colis que j’avais envoyé leur avait fait plaisir. Seulement il ne fallait pas, ils n’avaient plus besoin de rien, pourquoi est-ce que je gaspillais mon argent à leur offrir du neuf, du superflu, à eux qui avaient toujours fait avec du récupéré, du rafistolé, du reprisé. Mon cadeau avait un arrière goût de trop tard ! Et puis cette chose, certainement très coûteuse, trop coûteuse, déposée par le facteur, ne compensait pas mon absence. Bien sûr, ce n’était pas perdu, je la retrouverai en l’état sur l’étagère de la souillarde, elle me serait plus utile qu’à eux. Ce qui leur aurait vraiment plu… mais bon tant pis, aurait été de me voir. La proximité, la chaleur, l’amour, ça ne s’achète pas, ça n’arrive pas emballé dans du papier cadeau. On donne de son temps ; la gratuité en fait toute la valeur. Ils me souhaitèrent tout de même un joyeux Noël. J’ai trouvé que leurs voix s’étaient affaiblies. J’en fus bouleversée.
Seule la pudeur m’a retenue de crier dans le combiné qu’ils me manquaient, qu’ils étaient importants pour moi. Que leurs bougonnements, leur rudesse de façade m’étaient plus précieux que les singeries mielleuses qui s’échangent dans d’autre familles.
J’ai dit à Papa Jo que mon boulot me convenait, que j’habitais dans une maison étrange, et que j’approchais de la vérité concernant mon père. « Ne crois pas ça, petiote, a-t-il répliqué, la vérité est un miroir aux alouettes. » J’ai renouvelé ma promesse de visite. Maman Doucette, au moment des adieux, me conseilla dans un souffle de ne pas dépenser mon argent en billet de train. Ce n’était pas de la pingrerie, seulement la prudence que la pauvreté de sa jeunesse lui avait chevillée au corps et à l’âme. J’eus envie de les serrer contre moi.
Combien de temps allais-je devoir rester à la Bastille avant de me confronter au Procureur. Cette question m’obsédait. J’étais cependant persuadée qu’il ne fallait rien précipiter. Il suffisait d’avoir de la patience. Un jour ou l’autre je saurai la vérité.
Toute la nuit, mes rêves furent traversés de trains qui n’allaient nulle part suivant l'infini des rails, d’erreurs de destination, de quais déserts dans des gares sans nom où je me retrouvais perdue et sans bagages, marchant à l’infini entre des arbres aux pendus survolés par des busards. Des sapins de Noël et des papiers froissés s’embrasant dans des flammes infernales. Les visions se bousculaient, m’agitaient, dilataient ma poitrine, accéléraient ma respiration, provoquant des réveils fiévreux et des peurs incontrôlables ressemblant à celles de mes lointains ancêtres préhistoriques.


CHAPITRE 13

Je passai les jours d’après Noël enfermée dans ma chambre, à lire, à ressasser de sombres pensées. Louise s’aventurait parfois jusqu’à ma porte pour savoir si tout allait bien. Je répondais le plus souvent sans ouvrir. La gouvernante repartait déçue se calfeutrer à la cuisine. J’avais acheté une bouilloire électrique et une théière. Je me nourrissais de paquets de Petit Beurre trempés dans le liquide chaud. Quelque soit le temps, je faisais de longues promenades, qui périodiquement me ramenaient à la balançoire. Les jours se succédaient dans la monotonie de la répétition. J’attendais la fin avec impatience des congés. Mais un événement se produisit qui bouleversa l’ordonnancement de ma vie.
Durant la nuit du 29 au 30 décembre, une enveloppe fut glissée sous ma porte. Je la découvris en me levant. J’ai pensé immédiatement à la mort de l’un ou l’autre de mes chers Vieux, les jambes m’ont manqué. Depuis avril, chaque lettre reçue — heureusement, il y en avait peu — m'alarmait avant même d’avoir été ouverte.
J’ai pris l’enveloppe. Elle ne comportait pas de timbre et ne portait que mon nom inscrit en lettres hautes et droites. Une écriture puissante, ai-je pensé, en la décachetant. À l’intérieur se trouvait un carton crème :

Monsieur le procureur général, Sévère Lapérouse, a l’honneur de convier Mademoiselle Nadia Lefebvre
à dîner le 31 décembre à 20h30 précises.
Tenue formelle.
Louise vous conduira à la salle à manger

Je croyais le propriétaire absent. Décontenancée, troublée plus que je ne l’aurais voulu, le carton tremblait dans mes mains. Une blague ? Dans cette maison ce n’était pas concevable. Mais quoi ? Mon hôte avait toujours feint de m’ignorer. Comment admettre qu’il puisse tout d’un coup m’inviter à sa table. J’ai pensé que c’était Louise qui avait plaidé en faveur de la pauvre locataire solitaire, qu’elle ne passe pas seule le seuil de la nouvelle année. En vérité, ce n’était pas une invitation, plutôt une assignation. La tournure prouvait que le Procureur n’avait pas envisagé que je puisse avoir l’envie — l’audace — de refuser. Il ne me laissait pas la liberté de dire non. Quelle arrogance ! Par ailleurs, cela faisait maintenant trois mois que je guettais un signe de tête, un salut venant de lui, une ouverture enfin qui me permettrait d’aborder la condamnation de mon père. Et maintenant qu’il m’invitait, j’étais prête à refuser. Je connaissais la violence de mes réactions lorsque ma timidité naturelle cédait le pas à la colère. Il était trop tôt pour me découvrir et prendre le risque de me faire chasser. Je devais consolider les éléments qui plaidaient en faveur de Ben Ali, avoir en mains des preuves irréfutables avant d’affronter le procureur.
À force de relire l’invitation, je remarquai une formule à laquelle je n’avais pas prêté attention jusqu’à là. Tenue formelle. C’était quoi au juste ?
Dans la matinée je suis allée jusqu’à la cabine téléphonique de Sarignac afin d’appeler Elisabeth. Je lui posai d’emblée la question qui me tracassait.
— Dis-moi Elisabeth, c’est quoi une tenue formelle ?
— Dans quel contexte ?
— Sur une invitation ?
— C’est un code vestimentaire.
— Tu peux décoder ?
— Une tenue de soirée. C’est un peu moins chic qu’une tenue black tie mais plus élégant qu’une tenue de ville. Pourquoi me-tu demandes cela ? Tu es invitée par le maire à un pince-fesses avec les viticulteurs ?
Je lui fis part de la convocation du Procureur en concluant par :
— Je vais refuser.
— Tu es sotte, tu vas te griller.
— Au contraire, si j’accepte, je vais me dévoiler et…
— Et quoi…
— Et ma garde-robe ne comporte aucune tenue formelle.
Le reste de la conversation s’enlisa dans des considérations inutiles sur l’art de s’habiller, de se conduire dans le monde ; arts que je n’avais jamais pratiqués et qui me laissaient perplexe.
Je suis rentrée à la Bastille décidé à répondre au procureur que j’avais d’autres projets. J’ai commencé à écrire, le faux prétexte transpirait derrière chaque mot. Au moment où j’attaquais un nouvel essai, Louise essoufflée frappa à ma porte. Le maire était en bas et voulais me voir tout de suite. Je descendis, habillée à la hâte. Il y avait une inondation sur la route de Martignac. L’éclatement d’une conduite d’eau. Il avait besoin de moi toute la journée. Il fallait d’urgence téléphoner aux pompiers, joindre l’employé municipal chargé du terrassement, faire couper l’eau, prévenir la DDE. En période de vacances le temps de réponse de chaque service était multiplié par dix. En fin d’après-midi, la fuite avait été colmatée, mais la réparation sommaire devait être reprise dès le lendemain. Le maire partait pour Arcachon le soir même. Il me chargea de trouver une solution pour prévenir les propriétés dépendant de ce secteur de la durée de la coupure d’eau. « Un sale coup, la veille du réveillon ! », ne cessait-il de répéter en arpentant mon minuscule bureau. J’ai noté d’appeler le garde-champêtre à la première heure le lendemain.

Lorsque je suis rentrée, Louise, le pied sur un chiffon de laine, lustrait le parquet dans le couloir de ma chambre. Elle guettait mon retour depuis un bon moment, espérant que je lui livre la teneur de la lettre qu’elle avait glissée ce matin sous ma porte. Elle en fut pour ses frais. A vrai dire, avec l’inondation, je n’y avais plus songé. Je lui dis que j’avais mal à la tête. « À demain soir, a-t-elle murmuré au travers de la porte que j’avais refermée, n’oubliez pas, soyez à l’heure. » Donc elle savait.
Je me suis allongée en songeant qu’il suffisait de me recroqueviller entre l’armoire et la table de nuit et ne jamais ressortir de là. Imiter Emma Bovary ; mourir pour échapper à la situation que j’avais provoquée en m’installant à la Bastille. Arrête de jouer les héroïnes. Tu n’as pas l’étoffe de tes ambitions, Nadia !, me suis-je dis voyant mes traits défaits dans le miroir. J’ai enfilé des bottes et je suis descendue dans le parc. La lune, qui était pleine, occupait tout le ciel. Une clarté tranchante accentuait le tracé des allées. De loin montaient les bruissements de la nuit rompant l’habituel silence du lieu. Les carpes sommeillaient immobiles entre deux eaux sans le moindre clapotis. Je me suis postée sur le pont arqué en plein vent jusqu’à ce que mes lèvres et mes cils soient devenus durs. Il faisait froid, l’air n’avait pas d’odeur. En remontant, je ne sentais plus mes mains. Je claquais des dents. Avec un peu de chance la fièvre allait me terrasser. Je me suis mise à espérer une toux de phtisique. Malgré la promesse que je m’étais faite il y a longtemps de ne plus confondre ma vie et la fiction, j’ai laissé l’ombre de Fantine se glisser dans mon lit. Quelle femme éprise de mots renoncerait à partager une nuit d’hiver glaciale avec Victor Hugo ? Dans la demie conscience qui précède l’endormissement, entre rimes poétiques et images floues, il m’est venu à l’esprit que le Procureur avait certainement invité d’autres personnes pour le réveillon. On n’exige pas une tenue formelle pour un souper entre quatre z’yeux. Je n’étais qu’une jeune imbécile bouffie d’orgueil.

Le mercredi 31 décembre fut marqué par une longue suite de contretemps. Le garde-champêtre avait emmené sa voiture au garage. Il ne voulait pas faire le tour des propriétés en vélo. « À mon âge par ce froid, c’est inhumain . Allez-y vous-même. » J’ai consulté le cadastre et noté les noms de tous les propriétaires des parcelles bâties. J’ai cherché dans l’annuaire les numéros de téléphone. Et je les ai tous appelés. Et ceux que je n’ai pas réussi à joindre sont venus se plaindre au bureau. L’entreprise attendit toute la matinée la livraison des tuyaux. Après le déjeuner, le contremaître est arrivé en transes m’annoncer que l’eau ne serait pas rétablie avant le soir ! Nouveaux coups de fil ! J’ai fermé le secrétariat à 17 h 30, épuisée. En rentrant, je me suis coulée dans un bain. Louise est venue frapper à ma porte. Un instant j’ai espéré qu’elle allait m’annoncer que le procureur avait changé d’avis. Mais non, elle voulait savoir si j’avais besoin d’elle pour me coiffer ! J’ai fait la morte, continuant à me délasser dans l’eau chaude.

Elle frappa de nouveau à l’heure prévue. La moue qu’elle fit en découvrant ma tenue en disait long. Je portais un pantalon d’hiver en velours côtelé noir et un simple chemisier de coton blanc. J’avais remonté mes cheveux en chignon, accroché des perles à mes oreilles. C’était ma seule parure, avec une écharpe en soie achetée à Lyon qui couvrait mes épaules. Nous avons traversé la maison déserte et glacée.
Aucun son dans les couloirs ou dans le vestibule qui puissent me laisser espérer la présence d’autres invités. Louise ouvrit la porte de la salle à manger. Du seuil, elle m’annonça comme si j’avais été l’Infante d’Espagne : « Mademoiselle Lefebvre, Monsieur le Procureur. » Elle me poussa dans le dos pour que j’avance. La porte se referma sans bruit.
Alors ça y est, ai-je songé avec un pincement au cœur. C’est lui, là-bas, l’homme à qui je suis venue réclamer des comptes. Pas une journée, pas une nuit, depuis que j’habitais la Bastille, sans que j’imagine cette confrontation, les yeux dans les yeux, entre le Baron Noir des fabliaux — l’injustice personnifiée — et moi, la fille du condamné. Comme dans les histoires anciennes, je venais réclamer réparation pour mon père. L’homme fautif se repentait et tombait mort à mes pieds. Sans pitié, j’ordonnais que son cadavre fût livré aux chiens. En réalité, ce soir je n’étais pas certaine de tirer satisfaction de son repentir, encore moins de le voir mort à mes pieds.

Au fond de cette pièce démesurément grande, Sévère Lapérouse se tenait debout, droit, près de la cheminée, le visage exsangue des cadavres sur les tableaux Hollandais. Les bras raides. La tête droite, lisse, glabre, émergeant d’un col empesé. Dessous un nœud papillon blanc. Des cheveux gris coupés courts. Les basques du smoking tombaient sans une plissure sur le pantalon. Il s’avança vers moi lentement sans un mot, sans un sourire. Seul le cuir de ses chaussures grinçait sur le paquet. Il me détaillait des cheveux à la pointe de mes souliers. Lorsqu’il fut près de moi, il planta son regard dans le mien. Un regard sans arrogance, sans mépris, bienveillant. J’ai baissé les paupières pour cacher ma surprise.
— Je vous remercie, Mademoiselle, d’avoir accepté de passer cette dernière soirée de l’année avec moi. Il y a bien longtemps que je n’ai pas réveillonné. Louise vous a probablement informée que j’étais veuf.
Il avait une voix timbrée et douce. Je m’étais attendue aux aigus des éclats de prétoire et il m’offrait une voix d’alcôve. Soie et velours. J’étais davantage intimidée par la splendeur de la pièce que par mon hôte. J’ai déjà dit mon embarras lorsque je me sentais écrasée par un lieu. J’ai bredouillé une phrase incompréhensible, me traitant intérieurement de sotte. Il m’entraîna vers la table. Il avait fait sortir l’argenterie et la porcelaine fine, une nappe empesée, des serviettes brodées. Des branches de gui tressées occupaient le milieu de table. Il tira une chaise en bout et m’invita à m’y asseoir. Il alla s‘installer à l’autre bout, mettant ainsi entre nous une distance de plus de trois mètres. J’aurais préféré mille fois être assise à la table de cuisine des Leymarie que de devoir choisir entre les différents couteaux alignés près de mon assiette. Ce n’était plus une table, mais un plateau de chirurgie.
— Êtes-vous satisfaite du poste que vous occupez ? lança le Procureur. La voix résonna sous le plafond à caisson.
— Euh…oui.
— Notre maire dit que vous écrivez un livre.
— Non, je n’écris pas.
— Alors que faites-vous.
Les mensonges vinrent facilement.
— J’illustre. Enfin pour le moment, je suis en repérage. Je cherche des lieux intéressants, qui ont une histoire et qui permettront des prises de vue informatives. On aimerait que ce soit un livre grand public.
— Vous a-t-on dit je connaissais personnellement la plupart des propriétaires de ces demeures. Il suffit d’un mot de moi pour qu’ils vous ouvrent leurs portes.
Je l’ai remercié. Louise est entrée avec un potage odorant. Le procureur attendit que je porte la première cuillerée à ma bouche pour commencer. Ensuite, nous avons mangé en silence. Au-dessus de la cheminée trônait un portrait en pied d’une jeune femme enceinte. Est-ce la femme du Procureur ? me suis-je demandée. Il capta mon regard et répondit à la question que je n’avais pas encore posée.
— Il s’agit de Constance, mon épouse, le portrait a été peint le dernier été avant sa mort. Je n’aime pas en parler. Depuis sa disparition je suis devenu taciturne. Encore plus taciturne qu’avant. C’est ce que vous entendrez dire par la rumeur. D’ailleurs, je voulais vous remercier de ne pas avoir cherché à m’aborder lorsque vous m’avez entrevu dans le parc, parce que vous m’avez vu, n’est-ce pas ? Votre discrétion m’a touché. C’est rare aujourd’hui de trouver cette qualité chez les êtres jeunes. Ils pensent que la jeunesse les autorise à tout bousculer. Si vous l’aviez fait, je vous aurais demandé de déguerpir sur le champ. Mais vous êtes intelligente, ça se voit, vous l’aviez bien compris.
— J’aime me promener dans votre parc. C’est un privilège qui mérite bien de respecter certaines consignes.
— Les consignes sont dictées, comme les lois, pour être enfreintes, vous ne pensez pas ?
J’ai compris qu’il faisait allusion à ma tenue moins que formelle. J’ai enchaîné sur autre chose :
— Votre parc est un endroit singulier. Il me fait songer aux légendes sylvestres de mon enfance. Aux bois obscurs des Ardennes et de l’Artois, au domaine des Bois-Dormants plein de maléfices, de chausse-trappes et de repaires de brigands.
— Je vais être direct, Mademoiselle, je suis intrigué que vous ayez choisi ma maison pour vous installer en attendant de trouver mieux. Le maire ne vous a-t-il rien proposé de plus accueillant et surtout de plus gai.
L’arrivée de Louise avec l’entrée, un feuilleté au crabe fumant, me dispensa de mentir. Je l’aurais embrassée. Elle est ressortie en prenant garde de laisser la porte entrebâillée afin de mieux entendre ce que nous disions. J’ai porté une bouchée à mes lèvres et j’ai soufflé dessus. Le procureur qui ne cessait de m’observer laissa paraître un sourire indulgent.
— Ne vous brûlez pas, nous avons le temps. Votre compagnie m’enchante. Que font vos parents si ce n’est pas indiscret ?
Je ne risquais rien à lui dire la vérité :
— Je suis orpheline. Ce sont les parents de ma mère qui se sont occupés de moi.
— Moi aussi, je suis orphelin. À partir du moment où nos parents sont décédés, ne sommes nous pas tous orphelins ?, a-t-il ajouté en souriant. Peu importe l’âge.
— Un adulte doit être plus affecté par la disparition d’un proche qu’un enfant. Il se rend davantage compte de la perte. J’avais quatre ans à la mort de ma mère. Je n’ai pas de véritable souvenir. Pour moi, c’est une sorte de paysage flou aux couleurs indéfinies.
À l’évocation de ma mère, le Procureur intéressé releva la tête, dans l’attente d’une suite qui n’est pas venue. Lorsqu’il comprit que je n’en dirais pas davantage, il reprit le cours de la conversation :
— Eh bien, moi, j’avais dix-huit ans lorsque mes parents se sont tués sur la route, mon frère en avait quatorze. Nous avons continué à vivre comme si de rien n’était. Mon grand-père paternel s’est occupé de nous. Il ne m’a pas semblé que notre vie aurait été meilleure si nos parents avaient été là. Peut-être auraient-ils empêché mon imbécile de frère d’aller se faire tuer à seize ans dans les maquis de la Résistance ?

Je laissais paraitre mon étonnement devant sa façon de présenter les choses. Il enchaîna :
— Ce garçon était une tête brûlée, il aurait bien réussi à se faire tuer à un moment ou à un autre pour une cause moins noble ! Il se prénommait Aimable ! Ne souriez pas ! Mon père, amoureux de la culture romaine, m’avait affublé du prénom de Sévère. Ma mère qui adorait les private jokes décida que mon frère cadet pour contrebalancer se prénommerait Aimable ! Comme c’est ridicule. Comment peut-on être aussi inconséquent vis-à-vis de ses enfants ! Et ce n’est que la partie visible de notre iceberg familial. Vous entendrez en ville bien des plaisanteries à se sujet. Sévère est un prénom prédestiné pour un magistrat qui fait couper des têtes.
Cela me rappela que je n’étais pas là pour distraire le procureur, mais pour lui faire payer — de quelle façon ?— la condamnation de mon père. Je me suis rembrunie, il se méprit sur ma réaction.
— Ne pensez pas que je sois affecté par ces quolibets, déclaréa-t-il en gobant une huître. C’est le lot de la fonction. Au Moyen Âge, les rois avaient des bouffons qui devaient leur dire leurs quatre vérités. Ils le faisaient impunément, parce que cela participait à la bonne marche du royaume. Il est salutaire d’entendre la vérité sur soi énoncée par autrui. Cela permet de ne pas se prendre au sérieux. Regarder les autres et se regarder avec les yeux des autres.
Il laissa s’installer un long silence avant de conclure :
— À présent que j’avance en âge, je sais que l’homme de bien est rare. Le mal l’emporte sur le bien. Les plateaux de la balance sont rarement à l’équilibre.
Je brûlais de parler du procès de mon père, je me suis agitée sur ma chaise. À son tour il se méprit :
— Je vous ennuie.
— Non. Seulement…vos chaises sont inconfortables !
Papa Jo aurait dit qu’est-ce que tu attends pour rentrer dans le lard ! Pourquoi est-ce que je me déballonnais ? À cause de sa voix de soie froissée, de son regard céruléen, de son visage grave, de son charisme ? Il secoua la sonnette.
Louise fut là un instant après, preuve qu’elle devait avoir l’oreille collée à la porte.
— Apporte un coussin à Mademoiselle Lefebvre dont l’agitation montre que nos vieux meubles trop durs à sa jeune peau.
La vraie supériorité, c’était ça. Cette façon de lancer des piques de façon détournée. L’art de faire des remontrances mine de rien. Louise me jeta un regard surpris avant de revenir avec un petit coussin de plume qu’elle glissa sous mes fesses.
— Tu peux servir la suite, ma bonne Louise.
— Bien Monsieur. Dois-je découper le rôti à la cuisine ou bien préférez-vous procédez vous-même ici ?
— Coupe donc ! Et apporte-nous un des Margaux de la Villemaurine pour honorer le rôt. Avez-vous, Mademoiselle, le palais aguerri à nos crus ?
— Pas du tout. J’ai bu de l’Entre-deux Mers pour la première fois au mois d’août.
— J’espère qu’il n’était pas trop vert.
— Il avait la couleur du clair de lune.
Ma réponse l’amusa. Je n’ai pas précisé qu’il venait du domaine des Saint-Serrin. Il valait mieux taire mon incursion au bord de la Maqueline. Si je tenais ma langue, j’étais certaine que d’autres occasions se présenteraient d’aborder le crime de Canterac.
Après le dessert, une succulente omelette norvégienne, le procureur voulut savoir si je jouais du piano.
— Non. Je n’ai pas l’oreille musicale.
— Quel dommage. Constance était musicienne. Elle jouait avec beaucoup de doigté. Je passais des heures à l’écouter. Parfois nous jouions à quatre mains des sonates de Schubert. Depuis sa mort le piano est muet. Si vous n’êtes pas encore trop lasse, voulez-vous que nous attendions minuit au salon.
Il s’est levé et m’a offert son bras pour quitter la salle à manger. C’était troublant de sentir contre moi sa chaleur. Nous avons traversé plusieurs petits salons en enfilade qui avaient la tristesse des lieux abandonnés. Une porte à double battants donnait accès à une pièce au centre de laquelle il y a avait un piano à queue et près du mur, une harpe. Aux murs des tableaux modernes, la plupart évoquant la musique, et une reproduction, à moins qu’il ne s’agisse de l’original, d’un Picasso que j’avais vu en carte postale. Un grand feu brûlait dans une cheminée de pierre blanche. Les murs étaient blancs et le mobilier très sobre. Il faisait diablement chaud, la transpiration commençait à mouiller mes aisselles.
— Nous sommes dans le salon de musique que mon épouse avait fait aménager. Elle n’aimait pas le baroque de la Bastille et avait fait faire des transformations dans ses appartements. Elle n’en a guère profité. Asseyez-vous. Louise va nous apporter des liqueurs.
— Je ne bois pas d’alcool.
— Alors des infusions.
Je me suis recroquevillée sur une méridienne en cuir beige. Je découvrais un nouveau monde. Encore bien différent de celui du chirurgien de Lille, de l’avocat ou des parisiens branchés. Une société où tout était naturel, inné : avoir une maison de quarante pièces, un parc de la taille d’une forêt, jouer du piano, de la harpe, commander aux domestiques, savoir déguster un vin, et quel couvert on utilise pour le poisson ou le dessert. Toutes ces choses que j’ignorais. Qui aurait pu me les enseigner puisque personne dans mon entourage ne vivait de cette façon-là ? Et quand bien même, à quoi aurait servi qu’on m’en instruisît puisque je n’étais pas destinée à vivre comme cela non plus. Les bonnes familles des patronnesses auraient fait figure de pauvresses à côté de celles-ci : les de Fronsac, les Lapérouse, les Saint-Serrin. L’ignorance où j’étais des usages qui étaient les leurs me les faisait observer avec l’œil d’un aborigène visitant Versailles. On m’avait présenté la société comme un ensemble de cases étanches dans lesquelles on était enfermés à la naissance par la richesse ou la pauvreté. Pas moyen d’en sortir ou d’y entrer, à moins d’un mariage inespéré ou d’un gain à la Loterie nationale. Dans ce cas, la classe supérieure considérera toujours le chanceux, non comme un des siens, mais comme un nouveau riche peu fréquentable.
Avec des idées pareilles, j’avais beaucoup chemin à parcourir pour me sentir à l’aise dans un monde à l’opposé de mes origines, de mon éducation.

Le Procureur s’approcha du piano comme on aborde un animal à dompter. Il en caressa le bois noir, brillant. Il s’assit sur le tabouret à vis, l’ajusta à hauteur convenable, puis ses doigts se mirent à courir sur les touches. D’abord lentement, sans chercher à interpréter quoi que ce soit, produisant des bruits de marteaux, graves ou aigus. Ensuite, il a ouvert une partition. Alors, les notes obéissant aux lois de l’harmonie sont devenues musique. Il s’interrompit brutalement, comme un enfant pris en faute, lorsque Louise entra portant un plateau avec deux tasses, une théière et un sucrier.
— Quel choc, Monsieur Sévère, de vous entendre à nouveau jouer. Toutes ces années sans un air de musique ! Dieu soit loué !
Il rétorqua d’une voix unie, sans y mettre aucune fausse modestie :
— Je suis un piètre interprète. ET depuis la mort de Constance, je ne supporte plus d’entendre de la musique. Il se tourna vers moi. Vous aimez la musique ?
Je n’étais pas certaine que la question appelât vraiment une réponse tant elle avait été posée sans chaleur. J’ai articulé péniblement :
— La musique classique, je ne connais pas. À part le canon de Pachelbel et la neuvième symphonie de Beethoven. Je suis allée une fois à l’Opéra, il n’y a pas longtemps. J’ai trouvé ça fascinant, cependant j’ai pris conscience de mon ignorance des codes en entendant les échanges entre les spectateurs à l’entre-acte. En général, j’écoute, enfin j’écoutais des chansons à la mode et aussi du jazz, plus intellectuel. Mais je préfère la lecture. Et pour lire, j’ai besoin de silence. Alors, la musique ne me manque pas. Dites-moi tout de même ce que vous avez exécuté.
Le terme me parut maladroit, mon regard évitera celui du Procureur.
— L’un des Nocturnes de Chopin. Vous devriez écouter l’interprétation de Rubinstein, la mienne est minable à côté.
La pendule s’est mise à égrener les douze coups de minuit. Le Procureur vérifia l’heure à sa montre, et toujours aussi posément, constata sans manifestation de joie aucune :
— Ah ! nous y sommes. 1976 est née. Sacrifions à la tradition. Souhaitons-nous une bonne année et allons dormir.
Il embrassa Louise qui se mit à sangloter. Sa grande main blanche est venue se poser sur mon bras avec délicatesse. Le regard de Sévère Lapérouse brillait d’une lueur singulière :
—Bonne année Mademoiselle Lefebvre. Que puis-je vous souhaiter ? Sa voix avait changé. Il faudra que nous reprenions notre conversation sur le bien et le mal à une heure décente. Je vous ferai savoir par Louise le jour qui me conviendra. Merci de m’avoir tenu compagnie ce soir.
J’eus la chair de poule en dépit du feu qui brûlait encore. J’ai balbutié un vague merci Monsieur le Procureur. En lui donnant son titre, je lui ai rendu son vrai visage. À cet instant précis, il redevint à mes yeux l’homme des prétoires. J'étais assez fâchée d’avoir pactisé avec le diable.
Louise m'a raccompagnée. Elle était très gaie.
— Je n'avais pas vu Monsieur Sévère aussi heureux depuis la mort de Madame Constance. Eh bien, Mademoiselle Nadia, il semble que vous lui avez plu.
— Je n’en demande pas tant. Bonne nuit, Louise et bonne année.
Tout, à présent, me semblait flou. Malgré ma fatigue, j’ai écrit dans mon journal.
« SL m’a désarçonnée par sa personnalité indéfinissable, ni épée tranchante, ni bûche enflammée. Sa tristesse surtout m’a touchée au point d'avoir oublié pourquoi j'étais venue chez lui. Je ne sais plus quoi penser. Je besoin de temps pour réfléchir »


CHAPITRE 14

A la fin des vacances de Noël, j’ai repris le travail à la mairie et mes habitudes, déjeuner le jeudi avec Elisabeth et razzia de livres à la bibliothèque. Chaque jour, balade dans le parc endormi par la froidure comme une belle au bois dormant. Crainte et espoir de me retrouver en face du procureur. 
Le premier samedi de janvier, je suis allée rue des Minimes chez les Ferrot. Ils n’étaient pas rentrés ; leur boîte à lettres débordait de courrier. Sur une impulsion je suis retournée à Bègles. Yacef serait peut-être dans le café, ai-je pensé. Depuis l’arrêt de  bus, j’ai tenté de m’orienter dans ce quartier populeux. J’ai erré d’impasses en ruelles, avant de suivre un flux d’Africains qui convergeait vers un marché exotique. Aux étals, des montagnes de fruits, des grappes de dattes luisantes, des paniers de légumes secs, des seaux d’olives et des bols d’épices multicolores et odorantes. Le long des camionnettes, pendues à des cintres, des robes chatoyantes en tissu vaporeux, des châles brodés, frangés de chevelures d’anges. Les femmes parlaient fort, se disputant une étoffe, une paire de babouches. Les marchands tendaient des miroirs pour mieux vendre leur camelote. Tout était bon ici pour que le chaland s’arrête. Je me suis fait alpaguer par un vendeur. « Viens, madame, essaye ! ça ne coûte rien. Touche comme c’est doux, c’est de la soie synthétique. Pas de repassage. Ton mari il va t’aimer avec ça. Approche, j’ai ce qu’il te faut. »  Partout l’odeur de poulets à la broche et du Raz el hanout. Derrière le marché, j’ai reconnu la place avec le monument aux morts. Nous avions tourné à droite. J’ai trouvé le café maure. Le patron somnolait derrière son comptoir dans les remugles de friture froide. Son visage zoomorphe évoquait un bouledogue méfiant. Il n’y avait encore personne aux tables. Je me suis enquise de Yacef. Il m’a répondu : « Yacef ? Connais pas. » J’ai commandé un café. L’homme versa du café moulu au fond d’un récipient en cuivre, il ajouta de l’eau froide et une cuillerée de sucre en poudre. Il mit le récipient sur une plaque chauffante. L’odeur délicieuse du café se répandit dans la pièce. Il versa doucement dans une petite tasse qu’il poussa devant moi et se camoufla derrière son journal, les traits crispés. Il me zieutait à la dérobée tandis que je goûtais la mousse crémeuse avant de tremper mes lèvres dans le liquide amer. Je me suis enhardie à l’interroger : 
— Savez-vous si certains de vos clients vivaient en France au moment des Événements. 
Il releva la tête lentement et son regard perdit toute amabilité. Il prit le temps de réfléchir, se grattant le menton. Il devait évaluer mon degré de nuisance.
 — Les Événements ? La guerre vous voulez dire, c’est vieux. 
— Je me documente.
— Et ça va servir à quoi ? À grossir les fiches de la police.
Perdant toute prudence je répondis :
— Je me renseigne sur mon père qui a été condamné à mort ici, en 1956 et exécuté là-bas, je veux dire en Algérie, en 1957.
— Et c’était qui, ton père, Mademoiselle ?
J’eus une hésitation à cause de son rôle dans la collecte musclée des fonds pour le FLN. Par ailleurs, là où il était, il ne craignait plus qu’on attente à sa vie. 
— Ben Ali. Lahcène Ben Ali de Batna, dans les Aurès. On l’avait surnommé le Bourricot. Enfin, les Français l’appelaient comme ça.
— Des Ben Ali c’est pas ça qui manque. 
— Mais les autres, les vieux qui jouaient aux dames l’autre samedi, eux, ils l’ont peut-être rencontré.
— Il travaillait sur les docks ? C’était un rabatteur ? Un collecteur ?
— Il était mécano dans une petite ville sur l’estuaire. 
— Il n’était pas d’ici alors. 
— L’homme avec qui tu discutais l’autre jour, Mademoiselle, c’est le mieux placé pour les renseignements, 
— Donc vous le connaissez !
— Pas personnellement. Il vient ici, depuis longtemps, c’est tout. On dit qui qu’il travaille à la Préfecture. Si lui ne sait rien, alors les autres ne sauront rien non plus. Et le type qui était à la table avec lui, le Français, lui aussi des choses, il en sait. Il faisait partie d’un réseau à l’époque. 
— Un réseau, ça veut dire quoi ?
Il hésita à me le dire et finit par lâcher : 
— Demande-lui, puis il ajouta, mes clients ne savent rien. Ils sont presque tous Marocains comme moi, ça fait très longtemps qu’on vit ici. Les Algériens sont restés en France parce que s’ils retournaient au bled, couic ! Tu comprends ? Eux, ils préfèrent ne pas parler du passé.
— Oui. Merci.
— Si l’homme passe, il y a un message ?
— Non. Ce n’est pas la peine.

J’ai acheté des petits cadeaux pour Lucette et Elisabeth. Mon ancienne logeuse a insisté pour que je reste dormir. Elle nous a préparé un gâteau de riz qui sentait bon la vanille et nous avons eu droit une fois de plus à ses souvenirs d’actrice, du temps où elle se baladait à dos d’éléphant. Elle n’avait pas repris de locataire. « Des filles comme y faut, ça ne court pas les rues », a-t-elle dit. Ça m’a fait rire. 
Une libération salutaire après toutes ces semaines de silence et de tension. J’ai retrouvé avec bonheur la vue sur le ballet des putains de la rue Sainte-Catherine. C’était autrement plus charnel que les carpes du ruisseau silencieux de la Bastille. J’ai, comme chaque soir dans ma solitude, engagé une conversation avec l’ombre de mon père. Quelques minutes pour lui dire qui je suis.
Le dimanche midi au restaurant asiatique de notre premier soir, devant des rouleaux de printemps, Elisabeth me vanta les qualités de son nouvel amant et celles du roman qu’elle était en train de lire. Elle me parut plus enthousiaste sur le second que sur le premier. Une impression. Un petit quelque chose dans la chaleur de la voix. J’attendis le dessert pour lui raconter ma soirée de réveillon.
— Un homme qui joue des Nocturnes de Chopin ne peut pas être aussi mauvais que tu le penses ! 
— Il a fait exécuter des gens, et mon père surement à tort, Elisabeth !
— Ce n’est pas l’homme, mais le Procureur qui a requis contre ton père. Les jurés auraient très bien pu ne pas le suivre. Ce n’est pas Sévère Lapérouse qui s’est exprimé personnellement, c’est en tant que procureur de la République qu’il fait appliquer la loi au nom de l’État. La peine de mort pour les crimes prémédités. Que voulais-tu qu’il fît ton Lapérouse ? Qu’il trouvât à ton père des circonstances atténuantes que même son avocat n’a pas su dénicher ? Ne mélange pas tout, Nadia.
— On ne peut pas séparer l’homme de la fonction. Le dédoublement de personnalité c’est bon pour Mr Jekyll contre Mr Hyde.  De la littérature ! Je ne vois chez Lapérouse qu’un seul cerveau, un seul cœur. Il m’avait semblé que tu croyais à l’innocence de mon père. Et maintenant parce que le Procureur a interprété Chopin… La solidarité des intellectuels.
— Nadia, tu es méchante. Ta vision est manichéenne. Les gens ne sont pas tout blanc ou tout noir. D’ailleurs tu conviens que le procureur t’a fascinée. Pourquoi tu me traites d’intellectuelle ? Tu es quoi toi, une travailleuse manuelle ?
Je la sentis fâchée. Elle s’absorba dans la contemplation des motifs de la nappe. On est restées sans parler un long moment, le temps que les esprits se calment. C’est Elisabeth qui reprit gravement :
— Mon père est un rescapé des camps. De cette période de sa vie, il évite de parler, par pudeur, par retenue face à une horreur si grande qu’aucun mot ne peut en rendre compte. Cependant, il nous a raconté qu’un des SS qui les frappait, les humiliait, lui passait en cachette un peu de pain ou une barre de chocolat. Et le dimanche, derrière les barbelés, ce type jouait avec sa petite fille qu’il couvrait de baisers. Ça paraît inconcevable, Nadia, et pourtant c’est ainsi. La nature humaine est complexe, dédoublée… il ne t’est jamais arrivé de te confronter à ta part d’ombre ? 
— Je ne sais pas à quoi tu fais allusion. Il me semble que les gens qui sont bons le sont tout le temps. Je pense à mon grand-père…
Elle me coupa sèchement :
— C’est de la sentimentalité. Tu m’as raconté qu’il n’a pas levé le petit doigt pour empêcher ta grand-mère de se fâcher avec ta mère ; et pourquoi crois-tu qu’il t’ait caché que ton père était Algérien…
— Ça n’a rien à voir avec la cruauté d’un homme qui réclame qu’on coupe la tête de quelqu’un, ai-je crié.
— Ne monte pas sur tes grands chevaux ! Prends le temps de réfléchir. Imagine. Si tu avais été violée ou qu’un homme avait tué ton enfant, n’aurais-tu pas considéré cet homme comme un ennemi, un nuisible. Es-tu si sûre que tu n’aurais pas désiré le voir souffrir et crever à petit feu ! Et si un juge l’avait envoyé à la guillotine, aurais-tu plaidé la clémence pour ce type-là ? Qui peut prétendre être au-dessus du ressentiment ?
— Je suis contre la peine de mort.
— Intellectuellement tu veux dire.
J’étais dépitée, malheureuse de ne pas être comprise.
— Tu mélanges tout, Elisabeth.
— Non. C’est toi qui refuses d’envisager les choses lucidement. D’ailleurs, lorsque tu as su que le procureur vivait à Sarignac, tu as décidé de lui pourrir la vie. De venger ton père. Sinon, pourquoi t’es-tu installée dans sa maison ? Rien ne t’y obligeait. Ne me dis pas que c’est pour te mortifier à sa vue dans un grand élan masochiste. N’est-ce pas plutôt pour le mettre à face à ce que tu considères comme une erreur judiciaire, mettre fin à sa carrière ? Il est temps que tu saches après quoi tu cours, Nadia. On n’attrape pas les courants d’air avec un filet à papillons.
— Je vais essayer de t’expliquer, Elisabeth. Je veux découvrir qui était mon père et savoir par ricochet qui je suis. En finir avec le malaise de l’incertitude. Je tâtonne, j’explore, je m’enlise, je veux et je ne veux pas. Ce que j’apprends me fait douter. Ben Ali aussi avait ce que tu appelles sa part d’ombre. Pour le moment, j’oscille entre le croire coupable et l’espérer innocent. On sait toutes les deux que l’enquête a été bâclée, le procès mené à charge parce qu’il appartenait au FLN. 
Je vis une lueur de surprise glisser dans les yeux de mon amie à qui je n’avais pas encore parlé de mon entrevue avec Yacef.
— Ça t’étonne qu’il ait été parmi les rebelles ? 
— Non, continue. Mais tu me diras plus tard comment tu l’as su, à moins que ce soit secret défense !
— Il ne s’est pas défendu au procès, il faut que je comprenne pourquoi. Il avait certainement une bonne raison pour cacher son alibi . Ou bien…
Elisabeth compléta :
 — Ou bien il a vraiment assassiné Aurore de Saint-Serrin. 
— Cela aussi à présent je suis prête à l’admettre. Et même si je finis par apprendre que mon père a été condamné à tort, il restera le poids de l’horrible châtiment. L’infamie de la décapitation. Et cette tache-là, indélébile, je devrai m’en accommoder, l’apprivoiser, vivre avec. 
— On n’est pas responsable des fautes de ses parents. Attends d’avoir tous les éléments. Cesse de te tourmenter, Nadia. Tu passes ton temps à hésiter.
— La culpabilité est un sentiment étrange, insidieux. Papa Jo m’a raconté l’histoire d’un ouvrier avec qui il avait travaillé à Dunkerque. Ce type, en 1915, avait fait partie d’un peloton d’exécution. Il avait dû tirer sur un des soldats de son régiment qui avait refusé de monter à l’assaut. Il ne s’en était jamais remis. Il avait agi sur ordre et pourtant il se sentait coupable. 
— Oui, mais il avait tiré. C’est tout à fait différent. Toi, tu n’as rien fait. Si je peux t’aider.
— Oui, pourrais-tu  me trouver des journaux de 1955, surtout ceux du mois d’Août, à partir du 20 ? Je t’ai rapporté le livre de Nora. Je l’ai lu. D’après lui, les Pieds noirs portent une grande part de responsabilité dans le déclenchement des Événements d’Algérie. Figés dans une attitude de refus de toute réforme. Je comprends mieux les enjeux des deux camps. Je devrais conseiller à Vincent de le lire. Mais qu’importe Vincent. 
— Tu y penses toujours… il faut te dénicher d’urgence un nouvel amant. N’y-a-t-il que des vieillards à Sarignac ?
J’ai esquissé un geste évasif en observant les poissons tourner inlassablement dans l’eau verte de l’aquarium éclairé par une rampe au néo.
— Tu te renseigneras sur le divisionnaire quand tu auras l’occasion ?
— C’est fait ! Je ne te l’ai pas dit. Il habite Arcachon ! Alors on dit merci à Elisabeth !
Elle me sourit avec l’indulgence d’une sœur.
On commanda des cafés avant de se séparer. Elisabeth avait rendez-vous avec Apollon comme elle l’avait surnommé. Je repris le train en cherchant ce qu’elle avait appelé ma part d’ombre.



 CHAPITRE 15

Fin du mois de janvier.
L’hiver semblait vouloir nous accorder une trêve, le vent était devenu doux, la pluie avait cessé. Je m’étais levée tôt. J’aimais voir le parc se réveiller doucement sous la caresse de l’aube. J’ai marché à grands pas jusqu’au ruisseau par les sentiers humides encore. À mon retour, Louise m’avertit que la propriétaire du domaine voisin, Émeline Hauterives, viendrait en fin d’après-midi avec des archives susceptibles de m’intéresser pour l’ouvrage sur lequel je travaillais. J’ai donc quitté la mairie, plus tôt ce mercredi. Toute la journée je me suis interrogée sur son degré de parenté avec Cyprien Hauterives, le fiancé d’Aurore. Je suis venue la rejoindre dans un des petits salons de la Bastille. Elle m’attendait en bavardant avec Louise. Un carton à dessin était posé au pied de son fauteuil. Louise alluma une lampe sur le guéridon et alla préparer du thé. 
Je n’aurais pas su dire si Madame Hauterives était jeune ou vieille. Elle semblait appartenir à un autre temps. Cela venait à la fois de sa physionomie, de son maintien aristocratique et de ses vêtements guindés. Grande et maigre, plate de poitrine, elle portait un deuil très strict, bas noirs, longue jupe en tissu épais gris foncé, chemisier de crêpe noir le col fermé par un gros nœud. Seuls ses cheveux de feu, dont quelques mèches s’échappaient d’un chignon serré, donnaient un semblant de vie à l’ensemble. Son chic d’antan aurait paru démodé sur les trottoirs de Paris. En province, ça pouvait passer pour de l’élégance. Il était difficile dire si elle était belle ou laide, cela dépendait de l’éclairage. Fanée est le mot qui m’est venu à l’esprit. Je l’ai sentie enclose dans un tourment qu’elle gardait pour elle, qui la minait de l’intérieur. Qui aspirait toute son énergie. Elle se montrait courtoise mais sans chaleur. Elle étala sur le tapis les gravures anciennes qu’elle m’avait apportées à la demande du Procureur. Elle énonçait les choses froidement à la manière des guides.
— Remarquez, Mademoiselle Lefebvre, la tourelle carrée du pignon nord avec les chenaux en zinc, c’est tout à fait caractéristique des demeures de Guyenne du XVIII°. On trouve des tourelles identiques, et toujours situées au nord, dans de nombreuses propriétés du Médoc. 
Mes connaissances en architecture étant nulles, je me suis abstenue de commentaire. 
— Avant que la famille Hauterives le rachète, le domaine appartenait à la famille des Brès-Coiffard, des cousins de la mère de François Mauriac, l’écrivain. Le nom de Monplaisir a été conservé par les propriétaires successifs. Dans des documents plus anciens, on le trouve aussi orthographié avec un t. Cela vient peut-être de propriétés situées plus au Sud, là où commencent les collines.
Le nom de Mauriac me permit de rebondir, j’avais lu Thérèse Desqueyroux. J’ai dit :
—  Oui, en effet, son premier roman se passe dans la région.  J’ai beaucoup aimé l’atmosphère, les rapports ambigus entre les époux Desqueyroux
Elle répondit :
— Sa parution a fait beaucoup de bruit. Savez-vous qu’il s’inspire d’un fait divers local ? Elle ajouta, Au moment du jugement de l’empoisonneuse, Marie Besnard, le roman a connu un regain de popularité. Il faut croire que les gens aiment l’odeur du scandale. Une empoisonneuse, un égorgeur, ces horreurs les font frémir…ils en redemandent. Le grand frisson dure le temps d’un roman, d’un procès, et le public passe à autre chose. Mais, aux proches des victimes l’oubli est refusé à jamais.
 Sa voix se perdit tandis que son regard s’efforçait de fuir le mien. J’ai pensé qu’elle ne voulait pas que je la voie pleurer. Ensuite, elle a jeté un coup d’œil à l’horloge comtoise. 
— Mon Dieu, il est déjà tard, avec ces jours qui rallongent, on ne voit pas le temps passer.
Elle se mit à reclasser les gravures qu’elle m’avait montrées. Elle répéta, il est tard, et réorienta la conversation sur mon projet d’illustration. 
— C’est bien qu’un éditeur s’intéresse enfin aux demeures du Médoc. Elle ajouta, les portes de la propriété de mon beau-père vous sont ouvertes. Venez prendre des photos quand vous le souhaitez, plutôt en fin d’après-midi. La période la plus propice, c’est au mois de mai, là les rosiers donnent de toute leur floraison et la façade dirigée à l’ouest s’enflamme d’amarante. Mais vous pouvez venir en reconnaissance dès maintenant puisque les jours sont plus longs. Et, si vous passez un matin, mon beau-frère vous conduira dans les vignes. 
Elle promit de parler aussi de mon projet à son père qui avait une propriété remarquable. Elle fut interrompue par l’entrée du Procureur. Émeline se dirigea vers lui.
— Ma chère Émeline, ne bouge pas.
Il alla se réchauffer les mains aux bûches de la cheminée. Son corps maigre jeta une grande ombre dans la pièce. Il rentrait de sa promenade. Ses bottes de caoutchouc avaient déposé de petits tas de terre à chacun de ses pas. 
— J’allais partir, mon cher cousin, tu vois je range.
— As-tu eu le temps pour bavarder avec Mademoiselle Lefebvre ? 
Il s’adressa à moi avec la même affabilité :
— Madame Hauterives peint divinement. Vous a-t-elle dit qu’elle a étudié aux Beaux-Arts. Je suis sûr que non. Émeline est bien trop modeste. Elle pourrait peut-être revoir les illustrations de votre ouvrage. N’est-ce pas  Émeline ? À propos, qui doit l’éditer ?
Prise de court, je restai muette. Émeline, heureusement, coupa court. Le compliment l’avait fait rougir. Je me mis à l’aimer davantage, nous avions au moins cela en commun, passer de neige à pivoine. 
— Sévère, tu es trop indulgent. J’ai appris à tenir un pinceau, certes. Mais je suis une néophyte en photographie. Je ne lui serai d’aucune aide. En revanche, j’ai invité Mademoiselle Lefebvre à venir en repérage.
Elle s’adressa à moi :
— Monplaisir est tout près de la Bastille à condition de couper par les vignobles, sinon par la route il faut faire des kilomètres de détour. Sévère vous expliquera. En traversant le parc c’est direct. J’ai été ravie de vous rencontrer. Monsieur le maire vous a tressé des lauriers auprès de mon beau-frère. Antonin m’a rapporté que ce mécréant prie même le ciel que votre prédécesseur ne guérisse jamais. 
La jeune femme s’excusa ensuite de n’avoir pas été de meilleure compagnie. Elle enfila un gilet de laine et son manteau noir. Le Procureur la raccompagna jusqu’au vestibule. Je les suivis à distance. J’entendis Lapérouse lui demander : 
— Alors quelle impression t’a-t-elle faite, ma locataire?
— Elle est assez réservée.  Mais pourquoi tu me demandes ça, il y a un problème ?
— Non. Seulement, je ne voudrais pas t’imposer quelqu’un qui ne te plairait pas.
— Tu ne m’imposes rien. Au contraire, cela faisait fort longtemps que je n’avais pas bavardé avec autant de liberté. Tu connais l’atmosphère à la maison… Rappelle-lui de venir nous voir.
— Je lui indiquerai le chemin de Monplaisir. A bientôt, transmets mes amitiés à Edmond et à Antonin et embrasse ta belle-mère.
Il la serra affectueusement contre lui. Je fis volte-face afin qu’il ne se doutât pas que j’avais entendu. J’ai pris la pose, campée mains dans le dos, devant la bibliothèque, admirant les reliures précieuses. Sévère Lapérouse s’est approché dans le chuintement de ses bottes. 
— Si vous avez envie d’emprunter quelques livres à cette monstrueuse bibliothèque n’hésitez pas. Tout est rangé par ordre alphabétique, les philosophes des lumières y côtoient Nietzsche. Hélas, Homère doit subir la promiscuité de Hugo, sans oublier toute l’histoire romaine à qui, vous ne l’ignorez pas, je dois mon délicieux prénom. 
Il y avait beaucoup de dérision dans son rire qui ressemblait à un collier de perles dévalant un escalier. 
— Beaucoup de très vieux ouvrages. Vous n’y trouverez aucun de ces petits romans contemporains qui passionnent les voyageurs des wagons de seconde classe. Seules exceptions, ceux de Mauriac, parce que nous sommes pays, comme dit Louise, et un roman de Camus. J’ai eu l’occasion de rencontrer le grand homme à Menton. Après neuf mois passés en Algérie, je prenais quelques semaines de  repos sur la Côte. J’avais demandé à réintégrer mon poste en métropole. La justice que j’avais eue à exercer en Afrique du Nord ne valait guère mieux que qu’une absence de justice. À l’opposé de ce que la Loi exige.
Une kyrielle de questions me sont venues à l’esprit. Mais il ne me laissa pas le temps de l’interroger :
— Cependant, je m’éloigne de l’anecdote que je vous contais à l’instant. Camus avait reçu le Nobel quelque temps avant notre rencontre. Les deux faits n’ayant aucun rapport, naturellement. Cette distinction, le Nobel, lui procurait une certaine ouverture auprès des femmes. Il usait avec le beau sexe du charme romantique des tuberculeux. Donc, ce soir-là, chez la comtesse de Clermont, Camus m’a fait l’honneur de me dédicacer L’Étranger. Je lui ai fait l’honneur de le lire et de me fendre quelques jours plus tard d’un mot de remerciement qui resta sans réponse. J’ai toujours pensé que c’était sciemment qu’il m’avait dédicacé ce roman-là, connaissant ma fonction dans la magistrature. Il aurait pu m’en offrir un autre, il n’en avait pas écrit qu’un. Ce diable d’homme a cru me choquer avec son existentialisme. J’en ai vu défiler beaucoup devant les tribunaux des Meursault. Ils ne prennent même pas la peine de mentir. Leur orgueil leur sert de justificatif, d’armure, de rempart. Mais la guillotine tranche en fin de compte ! Voyez-vous Mademoiselle Lefebvre, le paysage mental des assassins m’est familier. C’est lié à ma fonction. Je suis aguerri à ces sortes d’affaires qui ne font que de mauvais romans.  Avez-vous lu Camus ? 
C’était la deuxième fois qu’on me posait la question en peu de temps. Avant que ma réponse ne vienne, il avait  déjà ajouté :
— Ne dites rien, au fond, ça ne m’intéresse pas, je veux dire Camus ne m’intéresse pas, en dépit d’une assertion qu’il a écrite et qui mérite réflexion, venant d’un homme vénéré par la gauche : Si la vérité est à droite alors je serai à droite. Que pensez-vous de cette étrangeté, Mademoiselle Lefebvre ? Je suis certain que vous avez des idées à ce sujet.
— Désolée, je n’ai pas lu Camus.
— Ne soyez pas désolée, ce n’est pas un crime, si vous avez lu Homère, Descartes et Spinoza, c’est mieux. Vous me direz votre sentiment sur  le fameux « Je pense, donc je suis. »
— J’enseignais en cours élémentaire, alors Descartes est un souvenir d’étudiante.
— La philosophie est un art de penser, même un art de vivre. J’imagine que vous n’avez aucun rendez-vous ce soir, me ferez vous le plaisir de souper avec moi ? Nous avons à faire plus ample connaissance. 
Il me tendait la perche, et pourtant je me sentais incapable d’aborder ce soir le sujet qui m’avait amenée à m’installer ici. Je ne sais pas ce qui me poussait à retarder le moment de l’aveu. Sauf la certitude de ne pas être prête. J’ai décliné :
— Il ne me semble pas que ce soit une bonne idée, Monsieur Le Procureur. Je suis votre locataire. Nous ne sommes pas appelés à devenir des amis.
J’ai regretté immédiatement ma répartie. Ma grand-mère disait toujours que je ne réfléchissais pas assez avant de répondre. Le sourire méprisant de mon hôte, tel un uppercut, m’envoya dans les cordes, humiliée.
— Amis ? Voyons ? Je ne vous ai rien proposé de tel, il me semble. J’ai parlé de souper, rien de plus. Bien sûr, vous pouvez refuser. Cela me causera de la peine et comme je suis un égoïste, je me permets d’insister.
Il m’était difficile de ne pas céder sans devenir franchement impolie. 
— Je crains de vous importuner. Lorsque j’ai pris la chambre Louise m’a dit…
Il m’a coupé la parole agacé : 
— Louise ! Louise ! Mon garde du corps ! La prêtresse du sanctuaire où je me suis emmuré. Elle est plus efficace que Cerbère. Si je vous propose de dîner avec moi, c’est que vous ne m’ennuyez pas ; je vous l’ai dit je suis un égoïste, cependant si c’est moi qui suis importun, brisons-là.
J’étais lasse, sans argument. 
— Mais non, c’est moi qui… ne m’en veuillez pas, je suis fatiguée, mais souper oui, je veux bien.
— Parfait, disons 20h00.
Je suis montée me changer. J’ai rejoint Lapérouse dans la bibliothèque. Nous sommes allés dans la petite salle à manger qui s’ouvrait sur l’office. Un gros radiateur en fonte irradiait une douce chaleur. Un feu brûlait dans la grande cheminée de la cuisine où nous avions, Elisabeth et moi, été reçues par la gouvernante. Les persiennes étaient déjà closes. Un lustre de fausses chandelles répandait une lumière jaune. La table ronde était repoussée dans un coin. Louise est venue vers nous.
— Ma bonne Louise, j’ai retenu notre locataire à souper. 
Louise sans commentaire tira la table sous le lustre, elle prit deux serviettes dans un buffet bas. Ensuite elle disposa deux couverts. Elle ronchonna pour la forme :
— Si j’avais su que vous aviez une invitée, Monsieur Sévère, j’aurais soigné davantage le menu.  
— Mademoiselle Lefebvre n’est pas mon invitée, elle est ma locataire, elle admet parfaitement la situation. Elle soupe avec moi parce que nous avons à parler. Sers donc ce que tu as prévu. Prépare un feu dans le salon de musique et monte te coucher. Tu débarrasseras demain.
— Je peux rester si vous voulez.
— Non, te dis-je. Nous nous arrangerons très bien sans toi. 
Louise repartit en traînant les pieds, mécontente d’avoir ainsi été éconduite. Sa main glissait sur le mur comme si elle avait peur de tomber. Aux lèvres un drôle sourire. J’ai bien compris ce qu’elle était en train de s’imaginer ! Elle, qui plaçait son maître au-dessus du désir, plein tout entier du souvenir de sa jeune épouse, supposait à présent qu’il me convoitait d’une vilaine façon. J’aurais voulu la détromper. Pour cela, il aurait suffit que je me lève. Mais je n’ai pas bougé un cil, figée par le sourire de la gouvernante. Ce jugement porté par Louise avait la force d’une gifle. 
Le Procureur semblait préoccupé. Il pliait et dépliait sa serviette. L’une de ses mains caressait le bord de la table et l’autre réalignait les couverts avant de les déranger à nouveau. Ni l’un ni l’autre ne nous décidions à rompre le silence. Il mijote quelque chose, aurait-on dit chez moi. Un bruit de vaisselle cassée fit diversion, Louise a crié : « Ce n’est rien, juste un vieux plat. Vide de surcroît.» J’eus un petit rire nerveux. Sévère Lapérouse retrouva sa langue :
— Madame Hauterives m’a paru très heureuse de son après-midi en votre compagnie. Il faut lui pardonner son manque d’entrain. Elle est encore éprouvée par la perte de son mari. Une chute de cheval. Il est mort sur le coup l’an dernier. Il n’a pas souffert. Lorsque les gens sont malades longtemps, la famille a le temps de se préparer, mais cette mort subite les a tous laissés dans un profond désarroi. Edmond Hauterives, le beau-père d’Émeline, rumine la perte de son fils aîné, depuis il force un peu trop sur l’alcool pour noyer son chagrin. Le spectacle qu’il offre est affligeant, il ne s’occupe plus du domaine, c’est son second fils qui tient les rennes avec Émeline. 
— Madame Hauterives est votre cousine ?
— Par alliance. Constance était sa cousine. Je suis très attaché à leur famille. Le mari d’Émeline était mon meilleur ami depuis l’enfance. Nous nous complétions, comme dans un couple. Il était impulsif, coléreux, ombrageux, casse-cou, coureur de jupons, beau parleur. Moi, à l’inverse, j’étais calme, prudent, peu bavard, pondéré en tout. Il m’admirait et disait sans cesse qu’il aurait aimé me ressembler. Je conseillais Cyprien, le tempérais, le consolais, et parfois j’ai dû intervenir pour le tirer de bien mauvais pas. 
A cette évocation du passé le procureur se rembrunit. Il se servit un verre d’eau qu’il avala d’un seul trait, avant de reprendre son récit. Pour ma part, le nom de Cyprien Hauterives me fit l’effet d’une bombe. Je bus sans respirer le verre de vin qui était posé devant moi. Me voyant faire il demanda
— Je vous ennuie avec mes histoires.
Je me repris et parvins à répondre : 
— Pas du tout, je suis contente que vous me parliez de la famille d’Émeline, elle m’a semblée si triste.
— Émeline était fort attachée à son Cyprien. Il avait brisé pas mal de cœurs avant de tomber amoureux d’une de nos amies. La délicieuse Aurore de Saint-Serrin. 
— Aurore ?
— Vous connaissez les Saint-Serrin ?
Que répondre ? Dire tout de suite au procureur que j’étais la fille de son meurtrier. Il valait mieux laisser la conversation se poursuivre sans intervenir.
—  Aurore… c’est un joli prénom.
— Il l’est et Aurore était aussi belle que son prénom le laisse envisager. Elle avait quinze ans de moins que Cyprien. Elle étudiait la sociologie. Son père considérait ses études-là comme une lubie, à quoi peut servir la sociologie dans un domaine viticole ? Alors lorsque Cyprien s’est fiancé avec Aurore la famille a été ravie. 
— Bien sûr…
— Un gendre pour reprendre la Villemaurine et l’associer à Monplaisir arrangeait bien les affaires de Saint-Serrin qui n’avait pas de fils. Aurore avait dix-neuf ans. Elle n’a vu dans ce mariage qu’une occasion d’échapper au joug paternel. 
— J’avais mis Cyprien en garde, je lui avais dit, elle ne t’aime pas, mais il était persuadé qu’une fois mariée, elle se rangerait ! Mon père aussi avait dû penser cela de ma mère. En général ce genre de femme ne s’assagit pas. Elle n’en a pas eu le temps, elle est morte dans de tragiques circonstances. 
 Malgré mon trouble, je posai une question dont je connaissais déjà la réponse. Mais je voulais entendre la version du Procureur.
— Que.. qu’est-ce qui s’est passé ?
— J’imaginais que vous étiez au courant, a-t-il dit avec froideur.
J’ai observé le visage de Lapérousse pour y déceler le fond de sa pensée. Ses paupières étaient immobiles, seul le faisceau de ses yeux pénétrait en moi comme une aiguille. J’étais certaine qu’il lisait en moi la terreur qui m’étreignait. Le silence se prolongea. Il nous resservit du vin. Nous prîmes, l’un et l’autre, le temps de le boire à petites gorgées avec cette concentration qu’on adopte pour se donner une contenance.
J’eus à cet instant précis la certitude qu’il savait qui j’étais. La partie entre nous était-elle déjà engagée ? J’ai attendu sans dire un mot qu’il déplace sa reine sur l’échiquier, qu’il me mette échec et mat en un coup. 
Lorsqu’il se remit à parler, sa voix était redevenue aimable.
— Mais comment auriez-vous pu le savoir, n’est-ce pas ? Je ne pense pas qu’Émeline se soit épanchée sur la mort de sa sœur aînée à votre première rencontre.
Sa réponse me sidéra. Je ne pus me retenir de crier. 
— La sœur d’Aurore ? Cyprien Hauterives  a épousé la sœur de…  ! 
Ma phrase resta inachevée tant j’étais suffoquée. 
— Quelle mouche vous pique de hurler ainsi ? 
Je me suis reprise, j’ai tenté d’expliquer ma surprise.
— Mais c’est contre nature, enfin je veux dire qu’à la place d’Émeline je n’aurais jamais accepté d’être le second choix, c’est morbide, incestueux, enfin presque.
— Vous avez, Mademoiselle Lefebvre, une propension à l’outrance. Vous n’êtes pas à la place d’Émeline, que savez-vous des ses sentiments, de ceux Cyprien ? Pour quelles raisons avoir aimé l’aînée empêcherait d’épouser la cadette, surtout lorsque cette petite sœur est amoureuse et ne demande que ça. Tout vient d’Émeline et aussi naturellement du Baron de Saint-Serrin.
— Comment ?
— Vous n’avez pas compris ce que je vous ai dit. Les Sain-Serrin n’avaient que des filles ! La subrogation lui offrait le même gendre. Et j’ajoute qu’Émeline, n’ayant pas le piquant de son aînée, eut été plus difficile à caser. Dans les familles de propriétaires terriens, les intérêts coïncident parfois avec le bon sens. 
— Je préfère ne pas être de ces familles-là !
La réponse fut rapide et cruelle.
— Le choix ne vous en a pas été offert, tous les milieux ont leurs tares. 
Le Procureur venait de planter une banderille dans mon orgueil ! J’ai posé ma serviette en m’efforçant de rester calme, polie. Je respirai profondément avant de répondre.
— Permettez-moi de prendre congé. Ce n’était pas une bonne idée d’accepter votre invitation.  
Je me suis levée, j’ai repoussé ma chaise. Est-ce ma tranquille assurance qui le fit sortir de ses gonds. Il tapa sur la table du plat de la main. Les verres tintèrent, la bouteille vacilla et se renversa. Louise qui était aux aguets apparut à la porte au moment où Lapérouse m’ordonnait d’une voix blanche : 
— Rasseyez-vous je vous prie. Qu’est ce qui vous prend ? On ne quitte pas ainsi une table à laquelle on a été invitée. On ne vous a pas appris à vous conduire dans le monde civilisé. Il est temps que quelqu’un se charge de vous éduquer. 
—Je suis …
— Laissez moi finir. Vous pourriez-être charmante, si vous aviez un tant soit peu de tact et quelques bonnes manières ! La dialectique est une discipline. La conversation un art d’escarmouche, comme l’escrime. Vous êtes jeune et avez encore beaucoup à apprendre. Lire ne suffit pas à maîtriser la vie. Vous en serez instruite à vos dépens.
Pensait-il que j’allais m’incliner devant ce qu’il considérait être une puissance supérieure : la sienne. La tyrannie m’avait toujours révoltée. Je n’arrivai plus à maîtriser ma colère qui échappa à tout contrôle. Je mis dans ma réponse autant d’insolence que je pus :  
— Peut-être ne suis-je pas éduquée, mais je sais déceler le mépris dans les propos qu’on me tient. Votre certitude d’appartenir à une caste supérieure ne vous donnent pas tous les droits. Pourquoi insultez-vous le milieu d’où je viens. Il n’y a pas davantage de tares dans ma famille que dans la vôtre. Les lignées de mineurs dont je suis issue valent bien vos ancêtres à perruques. Et, au moins chez moi, on ne fait pas décapiter des innocents. J’ai ajouté, je partirai demain matin.
Louise se tenait la tête à deux mains en gémissant : Seigneur, Seigneur…
Le Procureur immobile, blême, les yeux exorbités, resta sidéré.
J’ai quitté la pièce en passant par l’office, affligée après coup de n’avoir pas su me contenir. Je suis sortie par la porte de derrière. Une fois dans la cour, j’ai réalisé que j’avais agi avec une grande maladresse. L'outrecuidance du Procureur ne justifiait pas la mienne. Il m’avait provoqué sciemment. J’avais mis à bas mon long travail d’approche pour une petite satisfaction d’amour-propre. 
J’ai préparé ma valise sans savoir où j’irai le lendemain.
Au lever du jour, j’ai quitté la chambre en empruntant le grand escalier sous le regard mort des ancêtre du Procureur.Je me suis arrêtée un le perron avant de descendre les marches. J’ai porté un regard navré vers le parc que j’aimais tant. Le printemps serait bientôt là. Les arbres revivaient sous la pression de la sève. Ce réveil soulevait en moi une bouffée d’envie. Louise m'épiait derrière l’une des fenêtres. Elle s’était bien gardée de venir me dire adieu. Au moment où mon pied touchait la dernière marche de l’escalier, la voix du Procureur m’arrêta.
— Mademoiselle Lefebvre, pouvez-vous m’accorder un instant.
Je suis restée en bas. Il avait les traits tirés et les cernes bistres de quelqu’un qui n’a pas dormi. Son corps paraissait moins long que d’habitude. Il ressemblait à un souverain sans terre, vaincu. Même sa voix n’avait plus cette assurance arrogante qui m’avait mise hors de moi la veille au soir. Il me fit penser au vieux Roi Lear.
— Oublions, je vous prie, la soirée d’hier. Votre jeunesse vous excuse et mon âge aurait dû me pousser à davantage de sagesse. J’ai outrepassé ma position d’hôte. 
Il laissa un temps de silence se contentant de me fixer. 
—Je sens vis-à-vis de vous… quelque chose qui s’apparente à… disons une responsabilité. Cela peut vous paraître excessif. Vous ne m’avez rien demandé, à part de vous louer une chambre le temps de votre remplacement, j’en conviens ça ne me donne aucun droit. Et à votre arrivée j’avais envisagé de n’avoir aucun contact avec vous. Et puis… je vous ai observée. Vous étiez institutrice avant… ne dites rien. Je le sais, par le maire. Mais peu importe ce que vous avez été et ce que vous êtes, ce qui est en jeu est ce que vous pourriez devenir. J’ignore pourquoi vous avez abandonné votre beau métier pour vous enterrer à Sarignac dans la paperasse administrative. Ce livre … que vous devez illustrer ? Je veux bien le croire.  N’est-ce pas lui qui vous retient dans ce village ? La proximité des domaines ? Vous n’allez pas tout compromettre pour un emportement. Si nous ne sommes pas amis, au moins ne soyons pas ennemis. Je vous prie d’accepter mes excuses pour les mots qui vous ont blésseé. Si je vous ai dit que vous aviez besoin d’être éduquée, c’est que je me suis projeté maladroitement dans la peau… d’un père et…
Au bord de la nausée, j’ai balbutié :
— Je vous en prie, ne dites pas ça, laissez-moi m’en aller. 
J’ai repris ma valise. Il a couru après moi et m’a saisit le bras avec une grande fermeté.
— Voyons, mademoiselle, ne faites pas l’enfant. Je sens que vous attendez quelque chose de moi, sinon vous ne seriez pas venue à La Bastille. J’ignore encore ce que vous voulez. Ne dites rien. Nous avons le temps. Faisons la paix, momentanément. Et maintenant retournez à votre chambre s’il vous plait. Je vous laisserai tranquille.
La voix de la raison me conseillait de fuir. L’idée de confondre le Procureur n’avait plus aucun sens. Même si mon père était innocent que pouvait-il y faire vingt ans après l’exécution. Admettre qu’il avait fait preuve d’un peu trop de zèle ? Que la police avait mal fait son travail ? Que Ben Ali était aussi un terroriste ? 
Je dégageai mon bras et je me dirigeai vers le portail.
—  Où comptez-vous aller ? a-t-il dit crié.
Je l’ai regardé, son front était creusé de rides profondes, il avait l’air d’un vieillard.
J’ai fait demi-tour. Lorsque je suis passée près de lui, j’ai entendu qu’il disait merci.
S’il m’avait percée à jour, quelle raison le poussait à souhaiter que je reste à la Bastille ? Il m’est venu à l’esprit que c’était le remords.


 CHAPITRE 16


L’arrivée du printemps me trouva sombre. La nature au contraire s’égayait. Des jonquilles avaient succédé aux crocus dans le sous-bois et les fleurs odorantes des lauriers tins attiraient les premières abeilles. Le jardinier de la Bastille taillait du matin au soir, en coiffeur consciencieux, les exubérances des haies. Je pensai à Papa Jo qui,  en mars, rognait à la cisaille notre modeste haie de thuyas. Il entassait les branches des conifères coupés au fond du jardin. J’allais me poster à proximité pour en respirer l’odeur enivrante de térébenthine. 
Le procureur avait tenu parole. Depuis la désastreuse soirée de la fin janvier, il ne m’avait plus adressé la parole. J’utilisais la porte de service pour gagner ma chambre et ne m’aventurait plus à prendre le grand escalier qui menait aux salons et à la bibliothèque. Louise m’évitait. Un sixième sens lui laissait pressentir que je représentais un danger pour son maître. Le péril auquel elle songeait était d’ordre sentimental. Viendrait le moment où elle comprendrait que l’amour n’y tenait nulle place.
Les jours où je ne travaillais pas, je me sentais très seule. Je prenais mon en-cas du soir et mon petit déjeuner dans ma chambre. Il m’arriva souvent durant cette période de partir passer la fin de la semaine à Bordeaux. Elisabeth était très occupée. Elle passait ses soirées avec Apollon et n’avait guère du temps pour moi. On se parlait un peu à la bibliothèque, rien de plus. J’en profitai pour continuer mes investigations. Lucette m’accueillait toujours avec gentillesse. Je prêtais une oreille distraite à son bavardage. Elle ressassait toujours les mêmes anecdotes de son glorieux passé. En dépit du ressentiment que je ressentais pour le procureur, sa conservation me manquait, sa façon de citer les auteurs, sa culture. Il partait travailler en voiture le matin avant que je quitte le domaine pour aller à la mairie. Il rentrait en fin d’après-midi. J’entendais la porte du garage se refermer avec un bruit sec. 
Au coucher du soleil, le parc m’offrait ses profondeurs silencieuses. J’avais pris l’habitude de m’installer chaque jour près du kiosque au mirage, c’était une partie du parc où le propriétaire n’allait pas. J’écrivais sur mon journal jusqu’au déclin du jour. Le jardinier avait réparé l’escarpolette ; il m’arrivait de me balancer paresseusement en ne pensant à rien, ma trousse et mon cahier sur les genoux. Au retour, j’apercevais parfois le maître des lieux entre les arbres. Il feignait de m’ignorer. Le jeu du chat et de la souris avait repris. Il semblait absorbé dans une méditation sans fin. 
Plus tard, lorsque nos conversations ont reprises, il m’avoua qu’il priait en marchant mieux que sous la nef d’une église. Je ne prie pas Dieu, mais les Dieux et les Eléments dira-t-il. 

Elisabeth avait emprunté aux archives les journaux que j’avais réclamés. Elle me les confia début mars, au cours d’une de mes visites à la bibliothèque. Leur lecture occupa plusieurs de mes soirées. J’y trouvais ce que je cherchais. La description des trois jours de massacre du mois d’août 1955.
Les articles décrivaient l’impact qu’ils avaient eu sur la population, non seulement en Algérie, mais aussi en France. Un article dans Combat, le journal où écrivait Camus, donnait la mesure des tueries.
« À El-Halia, où jusqu’à ce jour des familles de mineurs — arabes et européens — vivaient en parfaite entente, des hommes, d’habitude calmes, se sont transformés en déments. Les insurgés, armés de cartouches de dynamite, de bouteilles d’essence, de fusils, de haches, ont massacré les colons, les contremaîtres, les ingénieurs. Les secours sont arrivés trop tard, les mineurs et les habitants des metchas proches s’étaient attaqués aux femmes et aux enfants. Ils s’étaient acharnés sur leurs victimes. Et c’est en pataugeant dans des mares de sang que les militaires ont découvert la tuerie. Des femmes égorgées, puis éventrées à coup de serpe, des bébés mutilés. Trente-sept européens ont ainsi été suppliciés par des insurgés enragés. Ces massacres ont concerné également Constantine, Aïn-Abid, Collo, El-Arrouch, El-Milia, Oued-Zenati, Philippeville où des témoins ont dit : « Les Arabes marchaient vers nous comme des somnambules, c’était une foule fanatisée qui allait au combat ». 

Qui avait poussé la population arabe à s’attaquer aux Européens civils et militaires ? L’auteur de l’article pointait du doigt les responsables : des chefs de maquis du FLN dont le but était de créer une situation d’insécurité et de peur montrant que le peuple était prêt à les suivre. Ces massacres, par contrecoup, avaient fait monter d’un cran la haine et la violence des Européens vis-à-vis de la population musulmane. Et la colère des colons s’était déchaînée également contre les autorités gouvernementales jugées incapables d’assurer la protection des Français. Aux obsèques des victimes, les gerbes bleu blanc rouge avaient été piétinées, saccagées. L’article se terminait ainsi : 
« Après ces massacres, rien ne sera plus jamais pareil. L’objectif des colons à présent est de tuer le plus d’Algériens possible. » 
La crainte de pareilles tueries avait gagné peu à peu la métropole. Les quotidiens et la radio propageaient à l’époque des nouvelles alarmantes. Le nombre de soldats tués dans des escarmouches avec l’ALN augmentait. Un gouverneur général en remplaçait un autre. À Paris, les Présidents du conseil se succédaient. Le nombre de soldats du contingent envoyés en Algérie ne cessait de croître. Les Français, après les horreurs commises sur des rappelés à Palestro au printemps de 1956, considéraient les Nord-Africains avec méfiance. 
L’analyse de ces articles confirma mon impression. Le procès de mon père s’était ainsi déroulé dans une atmosphère peu propice à l’examen sans arrière-pensées des maigres preuves présentées par l’instruction.

Du côté de l’enquête de police j’avais avancé. Le commissaire Privat avait accepté de me rencontrer à condition de discuter sur son canot à moteur au milieu du bassin d’Arcachon. C’était à prendre ou à laisser. Le temps était doux et la balade en bateau plutôt agréable. 
Ce retraité bourru passait son temps libre à pêcher. Il m’avait dit au téléphone : « Pourquoi perdre du temps à terre, nous parlerons aussi bien en tendant mes lignes. ». Il avait ajouté en ricanant : « Si l’Université s’intéresse aux forfaitures des bougnoules, où va-t-on ! » Une fois qu’il eût appâté et installé ses cannes dans les supports, il se décida à répondre à mes questions. Il parlait à voix basse pour ne pas effrayer le poisson.  « L’affaire Saint-Serrin n’était pas un cadeau. Une victime de la haute, le préfet pendu au téléphone tous les matins et le juge d’instruction sur nos talons. Il fallait des résultats et vite. Mes hommes se sont orientés vers Ben Ali pour deux raisons majeures. Un tract du FLN retrouvé dans la poche de la victime et le mode opératoire, la gorge tranchée, rituel nord-africain. Or, on était en hiver. Il n’y avait pas beaucoup de travailleurs étrangers dans les parages de Margaux, sauf Ben Ali qui réparait les machines agricoles de la Villemaurine. Nous l’avons appréhendé au foyer de jeunes travailleurs où il vivait. Dans sa chambre, on a découvert des paquets de tracts identiques à celui retrouvé sur Aurore. Et puis, il n’a pas pu fournir d’alibi pour la soirée et la nuit du crime, bien qu’il ait toujours prétendu ne pas avoir quitté Bordeaux. Le procureur a ordonné une perquisition au domaine des Saint-Serrin. Dans le vestiaire de Ben Ali, sous un bleu de travail, on a découvert une chaîne de poignet en argent. Le fiancé de la demoiselle, un fils de riches quasiment intouchable dont le père était ami du préfet, a été formel. La veille lorsqu’ils s’étaient séparés, la jeune fille portait ce bracelet-là. CQFD, l’assassin et le voleur était le même homme. On a aussi retrouvé chez lui une broche. Restait à savoir pourquoi la victime se trouvait avec un mécano, bicot de surcroît, au bord de la Maqueline en pleine nuit ! Et là, ça se complique. Et ça commence à sentir mauvais. Mes hommes fouillent dans la vie de la demoiselle et découvrent que la jeune baronne avait des sympathies pour la révolution algérienne comme beaucoup de ses amis étudiants. On l’avait arrêtée quelques mois plus tôt parce qu’elle avait lancé des tessons de bouteilles sur les CRS au cours d’une manifestation étudiante contre la colonisation. Les fils à papa aiment bien jouer aux révolutionnaires, on l’a bien vu en mai 68. Effrayer le bourgeois ! C’est un bon moyen d’emmerder leurs parents, de les reléguer au rang des has been ! Bref, le père de la demoiselle avait fait intervenir ses relations, et l’affaire des tessons de bouteilles, erreur de jeunesse, avait été classée. Jusqu’à ce qu’on la découvre exsangue sur un ponton. On a alors envisagé l’hypothèse du rendez-vous politique. Cela semblait plus crédible qu’une histoire d’amour. Dans la police les contes de fées, on n’y croit pas trop. Seulement, cette piste là, il n’était pas question de l’explorer au grand jour, à cause de la notoriété de la famille. Le proc’, en accord avec le juge d’instruction, nous a recommandé de mettre nos découvertes sous le tapis, tracts, relations louches, et un diamant gros comme un bouchon resté au doigt de la fille. Quel voleur aurait négligé un pareil butin ! On nous a conseillé fermement de ne tenir compte que du reste. Ce qui sur le fond ne changeait rien pour Ben Ali. 
Le préfet nous a fait comprendre que le baron de Saint-Serrin prendrait fort mal de voir la mémoire de sa fille aînée entachée par ces fréquentations douteuses et antinationales. J’aurais bien cuisiné un peu plus le jeune Hauterives sur son emploi du temps de la nuit, car il était le dernier à avoir vu la petite vivante ; avec l’assassin, naturellement. Mais comme je vous l’ai dit, les Hauterives étaient intouchables. D’ailleurs, en vérité, aucun indice ne nous orientait vers le fiancé, mis à part la jalousie. Seulement, le juge d’instruction n’imaginait pas cet élégant jeune homme en train d’égorger la poule aux œufs d’or qu’il allait épouser ! Bref, nous n’avons donc retenu que la piste de l’assassinat pour vol avec préméditation. L’affaire fut rapidement bouclée à la satisfaction de tous. J’ai même une eu promotion. »
Je lui demandai si Ben Ali était connu des services de police. Ma candeur l’amusa. « Si vous faites des recherches sur les délits des bougnoules, vous savez naturellement, qu’on les avait à l’œil. À Bordeaux, les recruteurs pour la révolution passaient par une association culturelle. Les bicots se réunissaient aussi dans certains cafés. À cette époque, on commençait juste à infiltrer les milieux favorables au FLN. Là-dedans, il y avait de tout : des communistes dissidents, des trotskistes, des intellectuels, des étudiants comme Aurore. D’ailleurs, le responsable de l’association d’entraide était un activiste qu’on suivait depuis le début des événements. Lui, on ne l’a pas lâché. Il était au moment du crime en train de mettre sur pied, avec son ami Francis Jeanson, un Bordelais, les prémices d’un réseau de porteurs de valises. 
— Ça veut dire quoi ?
— C’est le nom qu’on donnait aux gens qui travaillaient en douce pour le FLN, transport d’argent, de faux-papiers… Le réseau Jeanson a été démantelé en 1959, il me semble, et la plupart des membres, dont ce Ferrot, ont été condamnés. Jeanson lui s’était réfugié à l’étranger, il a été condamné par contumace. Deux ans plus tard, tout ce beau monde a été amnistié par de Gaulle, et Jeanson est rentré. On avait travaillé pour rien. Mais on a l’habitude d’avaler des couleuvres. Tiens ce type, ce Ferrot, s’il vit toujours, il pourrait vous être utile dans vos recherches ! »
À aucun moment, le commissaire n’avait mentionné ma mère. Pourtant, si la police surveillait Ben Ali, ils avaient dû remarquer qu’il fréquentait Lisa. Il devait aller chez elle parfois. Ils ne couchaient pas ensemble au foyer. 
— Dans d’autres dossiers que j’ai consulté, ai-je menti, les rebelles avaient des femmes et même des enfants. Qu’en est-il pour Ben Ali ? Il n’avait pas une petite amie avec qui il aurait pu être le soir du meurtre. Peut-être que c’est pour la protéger qu’il n’a pas fourni son alibi. 
— Quand tu veux trouver l’homme, cherche la femme ! C’est le b. a. BA., mais là rien. Ben Ali était un moine. Il se mit à rire. Il n’allait pas aux putes. Ça on l ‘aurait su, ce sont toutes nos indics. Si mes souvenirs sont bons, la seule femme qu’il voyait régulièrement était une bénévole qui donnait des cours dans l’association de Ferrot. On a enquêté sur elle. Une fille-mère sans histoire. 
Mon sang se figea, ils avaient donc enquêté sur ma mère. 
— Elle n’était militante d’aucun parti politique, elle rendait service au sein de l’association sans tremper dans autres les activités des Ferrot. Au moment de l’affaire, son fiancé venait d’être tué en Algérie, la laissant seule avec sa fille. C’est ce qu’elle nous a déclaré lorsqu’on l’a interrogée. D’ailleurs, depuis que le père de sa fille était mort, elle détestait les bicots. Elle envisageait de quitter l’ALEP. Ben Ali a confirmé qu’elle lui avait donné des cours de comptabilité en dehors de l’association. Ça se passait chez elle. Il avait vu la photo d’un soldat français. Mais, la jeune dame avait cessé de l’aider après la mort de son fiancé.
Ben Ali avait tout prévu, il savait qu’il risquait de se faire arrêter. Il avait bien fait apprendre sa leçon à ma mère.
— Tout cela figure dans les procès-verbaux de l’instruction, je pourrais les consulter ?
— A partir du moment où elle n’avait pas d’autres relations avec Ben Ali, on n’a pas dû archiver. La paperasse on en avait par dessus la tête.
Le vent se leva ridant l’eau du Bassin. Le bateau commença se tanguer. Le commissaire releva ses lignes. Nous avons regagné Arcachon. Je suis allée voir  Elisabeth. La bibliothèque était déserte. J’eus le temps de lui rapporter les propos du commissaire. Elle tomba d’accord avec moi. Les liens d’Aurore avec les sympathisants du FLN changeaient le mobile du crime sans innocenter mon père pour autant. Elisabeth en me quittant me glissa à l’oreille :
— Il ne me semble pas net, ce Ferrot. Tu devrais le cuisiner un peu. Je pense qu’il en sait plus qu’il ne t’en a dit. 

Le vendredi suivant Émeline Hauterives téléphona à La Bastille en fin d’après-midi. Le Procureur est venu jusqu’au banc où je lisais après l’averse. Il m’informa qu’on m’attendait le lendemain à Monplaisir pour les repérages dont nous avions convenu. Je n’y comptais plus. Il me proposa de m’accompagner afin de m’indiquer le raccourci à prendre ; un chemin dans les vignes accessible depuis l’orée du parc par une petite porte dont la serrure était cassée. 
— Ce n’est pas pour m’imposer, mais sans moi vous ne trouverez pas, dit-il l’air de s’excuser.
Il me conseilla de chausser des bottes ; en ce moment la terre dégorgeait l’eau qu’elle n’avait pas pu boire. 
Samedi matin, chaussée convenablement, j’ai pris le nouvel appareil photo que j’avais acheté d’occasion et un carnet de notes. Il fallait que je sois crédible dans mon rôle d’illustratrice. Sévère Lapérouse m’attendait en bas des marches. Il me précéda armé d’un sécateur. Nous nous engageâmes dans un des chemins qui menait au kiosque. Puis nous bifurquâmes dans un chemin que je n’avais encore jamais exploré. Nous avons en quelques minutes atteint une partie du parc presque impraticable tant par endroits les ronces avaient mangé le passage. Le procureur dégageait la route.
— Depuis la mort de Cyprien, le chemin n’est plus jamais emprunté. Les ronces l’ont envahi,  j’ai du mal à le retrouver, il doit aboutir aux vignes. Or pour l’instant nous sommes encore en pleine forêt. 
Nous avons encore marché une dizaine de minutes. Les arbres se sont espacés, laissant la place à une large clairiére qui aboutissait à un mur de pierre. Le portillon était là, rongé de rouille, le Procureur l’a ouvert. Je suis sortie. Il a dit : « Vous y êtes. Traversez le vignoble qui couvre la colline, tout droit, au bout vous verrez un vieux lavoir. Tournez sur la droite. Vous passerez sous une clôture en fil de fer. Là vous serez dans les vignes de Monplaisir. Vous verrez le château est juste en bas. » Le contraste était saisissant entre l’obscurité du sous-bois et la lumière du vignoble. J’étais éblouie. Les vignes s’étendaient en vagues fluides jusqu’à l’horizon. « Au retour, passez par la départementale, vous marcherez sept kilomètres de plus. C’est mieux que d’être surprise par la nuit dans le bois sans guide… Saluez pour moi mes amis Hauterives et… »
J’eus l’impression qu’il voulait ajouter autre chose, qu’il me laissait aller à contrecœur. Il attendit un bon moment avant de repasser le portillon.

J’ai regagné la Bastille à la nuit tombante, à ce moment particulier du soir où les plantes se changent en odeurs. L’après-midi s’était passée à photographier les moindres recoins du domaine guidée par Émeline toujours aussi triste. A la fin elle me fit visiter le chais. Son beau-frère, Antonin, y travaillait encore à l’embouteillage avec un ouvrier. À peine s’ils avaient levé le nez lorsque nous étions entrées. Elle fit de rapides présentations. Elle demanda à Antonin de me faire goûter leur cuvée de l’année précédente. « Antonin, m’avait-t-elle confié avant, ne vit que pour son travail. Il n’aime rien tant que la vigne. » 
Le jeune homme délaissa un instant sa machine et alla déboucher une bouteille. 
Il nous servit un fond de liquide sombre dans un énorme verre. Il fit tourner le liquide avant de le porter à son nez, les yeux clos. Son front était parcouru de fines rides. Il décrivit la robe rubis, les larmes grasses, le glycol, a-t-il dit,  l‘arôme de fougère et de réglisse. Moi, je ne sentais rien que l’odeur âcre du vin rouge. J’ai bu une gorgée, concédant qu’il était bon. Antonin s’est remis au travail. En fin d’après-midi, autour d’une tasse de thé, Émeline me parla de ses soucis avec une réserve tout aristocratique. Il fut à peine question de la mort de Cyprien qui pourtant représentait son plus grand chagrin. J’espérais pouvoir obtenir des détails sur sa sœur. Mais il ne fut jamais question d’Aurore. Nous avons parlé ses projets d’extension du domaine. Et doucement nous avons glissé vers la littérature. Antonin nous rejoignit vers 18h30. Je me préparai à partir, il y a avait à marcher pour rentrer à La Bastille. Antonin, se proposa pour me raccompagner : « Il faut à peine un quart d’heure minutes en voiture pour arriver chez Sévère, et puis il commence à pleuvoir. », a-t-il dit. En quelques instants l’averse redoubla. Je pris congé d’Émeline. Je la remerciai du temps qu’elle m’avait consacré.  Antonin alla chercher sa voiture et la gara juste devant la porte. Je m’engouffrai dans son vieux break. Les essuie-glaces n’essuyaient guère, laissant le pare-brise dégouliner d’eau. J’ai vu mon visage reflété par le miroir de courtoisie. J’avais les yeux cernés, les traits tirés par les efforts que j’avais déployés tout l’après-midi pour faire illusion auprès d’Émeline. Antonin, concentré sur la route, ne me regardait pas. Le trajet se fit en silence. Je lui fus reconnaissante de ne pas bavarder à tort et à travers. De ne pas m’obliger à tricher davantage. J’en avais assez de débiter des mensonges sur un livre imaginaire. Par politesse, en le quittant, j’ai balbutié quelques mots polis sur le plaisir que j’avais eu à découvrir leur superbe domaine. 
— Vous nous montrerez vos photos lorsqu’elle seront développées, n’est-ce pas ?, a-t-il dit. Ce livre est un superbe projet, je trouve. 
Je n’ai pas voulu trop m’engager. J’avais honte de le mystifier. J’ai tenté de rétablir un semblant de vérité.
— Je ne suis pas photographe professionnelle. C’est un ami qui m’a demandé de faire ces repérages pour lui. Il choisira à partir de mes clichés les lieux définitifs. En vérité les photos définitives seront de lui. Moi, je suis institutrice, enfin j’étais. J’en avais assez de l’école…des élèves. J’ai pris un congé sans solde. Une disponibilité en fait. Le poste à la mairie m’aide à vivre. Mon contrat a déjà &té prolongé, il se terminera en juillet…
— Et après ?
— Après, je reprendrai le chemin de Paris.
— Vos repérages seront terminés quand ? 
J’ai bafouillé, incertaine :
— Je ne sais pas, j’ai beaucoup de domaines à contacter.
— Vous reviendrez nous voir. Maintenant que vous savez le chemin de Monplaisir. Émeline dépérit depuis la mort de son mari, et ma mère, vous avez pu le constater, est d’un mortel ennui et d’une bêtise affligeante. Quand a mon père il est ivre dès le matin.  J’ai pensé, ça n’a rien à voir avec vos photos, je… j’aimerais vous montrer mes vignes du Blayssais de l’autre côté de la Gironde. Le calcaire donne au paysage une douceur que nous n’avons pas en Médoc. J’ai acheté deux parcelles plantées l’une de Villard noir et l’autre de Malbec. Je fais des essais d’assemblages avec ces grains-là. L’œnologie est une science d’avenir. Nous devons faire évoluer nos produits. La concurrence est féroce, l’Australie, le Chili, la Californie. Les étrangers veulent des vins à la fois plus simples et plus légers. Une prochaine fois, je vous ferai déguster le résultat de mon alchimie, bien sûr si vous avez envie.
Il s’est étiré, déployant des bras immenses, ses doigts touchaient le pare-brise. Il m’expliqua que le travail de la vigne lui sciait le dos. Il était sans cesse tiraillé par des crampes. Il a longtemps hésité avant d’ajouter :
— Émeline m’a dit que vous étiez libre à partir du jeudi, alors je viens vous chercher jeudi prochain ?
— Euh, je ne sais pas, il faut que j’aille à Bordeaux déposer mes pellicules et que je passe rendre des livres à la bibliothèque.
— Eh bien, nous y passerons au retour.
Je lui ai tendu la main. Il l’a retenue dans la sienne, avec une pointe de sensualité. Soyons exact. J’y ai vu de la sensualité.

Plus j’avance dans mon récit, moins je suis sûre d’accoucher du projet initial. Je voulais raconter l’histoire de mon père, ma vie ne devait apparaître qu’en filigrane. Mon engagement dans l’écriture, c’était ça. Une façon de rendre à Lahcène Ben Ali sa dignité en dénonçant les vrais coupables. Au fur et à mesure, je m’éloigne de mon objectif. Il y a des traîtres embusqués derrière chaque page. L’histoire fait ce qu’elle veut. Dix ans plus tôt, dans l’immédiateté de la relation factuelle, j’avais relaté dans mon journal les actions, les faits, sans trop y mêler d’états d’âme. Tout était brut. 
Est-ce le filtre de la mémoire qui me pousse à romancer ? Relatant aujourd’hui, dix ans plus tard, ma première rencontre avec Antonin j’ai le cœur qui bat. Je viens d’écrire qu’il m’a retenu la main avec sensualité. Peut-être qu’aujourd’hui je veux enjoliver nos premiers moments. Voilà ce que j’avais écrit ce soir-là.
« Après-midi chez les Hauterives. Pas eu l’occasion d’aborder la mort d’Aurore. Beau domaine, mais que de tristesse enfouie sous les pierres. Émeline donne à son chagrin des couleurs tragiques, les seules couleurs dont elle s’entoure. 
Elle a prononcé le mot malédiction. Pense-t-elle réellement que les Hauterives soient victimes du destin ? Difficile d’évaluer son degré de sincérité, elle se joue, me semble-t-il, la comédie de la fatalité. La mort de Cyprien est un banal accident… Émeline la rattache-t-elle à la disparition violente de sa sœur ? Y aurait-il encore d’autres drames dans sa vie ? Tout cela est difficile à analyser, ces gens-là, les aristocrates, manquent de transparence. Jeudi prochain, Antonin Hauterives me conduira à Bordeaux. Je ne suis pas sûre que ses vignes présentent le moindre intérêt.» 
Une fois couchée, j’ai réfléchi à la meilleure façon d’obtenir des Ferrot la vérité sur les activités illicites de mon père.

CHAPITRE 17

J’étais arrivée chez les Ferrot aux alentours de 10 h. Etienne est venu m’ouvrir encore en robe de chambre, il parut surpris de me voir.
— Tu aurais pu prévenir, Nadia. 
— J’ai téléphoné jeudi, ça n’a pas répondu. Je suis venue à tout hasard. De toutes les façons le dimanche je n’ai rien à faire dans ma campagne. 
Il m’a fait entrer de mauvaise grâce. Une attitude à l’opposée de notre première rencontre. J’ai supposé qu’il avait dû se faire remonter les bretelles par Yacef. Jacqueline se força à être aimable, elle me proposa un café que je refusai.
Nous nous sommes installés dans une pièce qui servait de salon et de salle-à-manger. L’appartement dans son conformisme incarnait l’archétype des intérieurs modestes de ces années-là où le style Renaissance Espagnole, meubles plaqués teintés noyer, pompeux, tarabiscotés, fabriqués à la chaîne et achetés à crédit chez Kuom. Ils avaient remplacé le vieux buffet Henri II hérité des grands-parents ou les meubles en formica aux couleurs acidulées achetés après-guerre. Un téléviseur tout en courbes était posé sur une table en verre fumé. Un coucou suisse, souvenir probable d’un séjour dans le Tyrol autrichien occupait le milieu du mur au dessus d’un vaisselier. 
— Alors qu’est-ce qui t’amène, Nadia ?
J’ai abordé le sujet de leurs activités durant le conflit algérien. Passé le premier moment de gêne, Etienne comprenant qu’il ne servirait à rien de me mentir davantage, me donna des précisions sur leur relation avec Ben Ali. A contre cœur, il raconta ce qui s’était passé la nuit du drame.
 — Je te jure, Nadia, que la fille était déjà morte. Pas égorgée, mais allongée sur le ponton, encore chaude. Et sa voiture était là quand je suis arrivé et quand je suis reparti. Pourquoi aurais-je tué cette fille qui nous aidait, hein ? Yacef pourra te confirmer que je j’avais une enveloppe à lui remettre, des faux papiers qu’elle ferait passer à un prof à la fac. Ce n’était pas la première fois. Mais cette fois-là elle avait probablement été suivie, quelqu’un l’avait tuée avant que j’arrive à la Maqueline. Je n’en sais pas plus. On faisait comme on pouvait. Francis  avait recruté des gens en qui il avait confiance parmi ses amis bordelais. Aurore et d’autres étudiants nous servaient d’intermédiaires. On multipliait les relais, pour brouiller les pistes. Il a fallu un an pour mettre sur pieds un véritable réseau. J’ai fait de la taule à cause de ça ! Contente-toi de savoir que ton père n’a pas tué Aurore. Il était à une réunion du FLN à Bègles. Yacef aurait pu lui fournir un alibi, mais c’était au risque d’être démasqué.  Je suis certain d’avoir croisé la voiture du meurtrier au moment où il débouchait sur la nationale sans respecter le stop. J’ai freiné brutalement, le sol était verglacé, ma moto a dérapé. Tu ne me crois pas, c’est ça ?
Le croire n’excusait rien. Si Yacef et lui avaient témoigné, mon père n’aurait pas été décapité. C’était la seule chose que je comprenais. J
— Mais pourquoi ne pas l’avoir dit à la police. 
Jacqueline ajouta en guise d’excuse.
— Si Étienne était allé chez les flics, tu penses qu’ils l’auraient cru ? C’est lui qui aurait eu des ennuis ! 
— Je ne te demande pas de nous pardonner, Nadia, je te demande de comprendre. De te mettre à notre place au moment de l’affaire. On risquait gros aussi, et tous les gens autour de l’ALEP. Pour sauver ton père, on aurait pu en condamner des dizaines d’autres. Tu comprends. Dis quelque chose, nom d’un chien, Nadia !
Le coucou sonna 11h00 au moment où il disait :
— Tu sais tout. Il n’y a rien à dire de plus. À quoi ça sert de remuer tout ça dans tous les sens. C’est trop tard. Et puis c’était la guerre. Ton père prenait des risques comme les autres. Il savait ce qu’il risquait.
Personne ne semblait avoir un mot à ajouter. Le blanc du silence s’installa, la sidération de ce qui avait été dit. J’étais sans force. À présent, Jacqueline Ferrot pleurait. Étienne, livide, arpentait la pièce. Que valaient ses arguments, ses poses de militant intègre à côté de la décapitation de Ben Ali, un innocent, son ami, le compagnon d’une jeune femme qu’il appréciait, le père d’un bébé ? Non, je ne comprenais pas. Je ne pouvais pas comprendre. Ça ne s’apparentait pas à un principe intellectuel. Mon refus était viscéral. L’abattement me collait à ma chaise, m’empêchant quitter  à cet horrible huis-clos. Comme l’avait dit Etienne Ferrot, j’aurais dû être satisfaite d’avoir la preuve de l’innocence de mon père. Pourtant, c’est l’injustice de sa  condamnation que je  refusais. 
Je m’étais rongé jusqu’au sang les peaux mortes autour des ongles. Lorsque je me suis levée, Jacqueline s’est inquiétée :
— Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? 
Je suis sortie sans répondre, la laissant à ses incertitudes. J’ignorais ce que j’allais faire. Réfléchir prendre le temps de retrouver la personne qui a reconduit le cabriolet d’Aurore à la Villemaurine ainsi que le propriétaire de la voiture qu’Etienne disait avoir vue. Les retrouver et les confondre quelque soit leur nationalité, quelque soit leur appartenance politique ou sociale. Après on verrait bien. Mon père ne pouvait guère espérer mieux qu’une réhabilitation à titre posthume. Fallait-il mieux le pardon que l’oubli. Le coupable ne serait pas jugé, le crime était prescrit.
Je suis allée déjeuner chez Lucette avant de reprendre mon train. Je voulais être rentrée assez tôt à Sarignac pour me calmer en marchant.

Le jeudi suivant, comme convenu, Antonin me fit découvrir ses vignes. Elles étaient situées dans un paysage de coteaux qui emportait les regards vers la plaine. Le paysage était superbe. Il me nommait  les villages alentours. Nous marchions de longs moments sans rien dire. Ce garçon n’était pas un bavard — le bonheur se passe de mots, me dira-t-il plus tard — mais dès qu’il s’agissait de raisins, de robe, d’arômes, il devenait lyrique. Ses yeux bruns brillaient. Ses cheveux qu’il portait longs, bouclaient comme ceux des petits enfants. Il avait une grâce dégingandée, une voix souple et posée. Il connaissait la vigne et il évoquait son métier avec enthousiasme. Je sentais que sa vie était là, que son avenir était tout entier dans ces jeunes ceps. Il m’exposa ses projets, son désir de liberté, sa volonté de se détacher du porte-greffe que constituait Monplaisir. Réussir par lui-même, loin de l’héritage des Hauterives. 
Nous avons déjeuné dans un bistrot de routiers sur une nappe à carreaux, un pichet de vin rouge au milieu de la table. Il avait un appétit de forgeron. « Je me souviens, me raconta-t-il, se resservant sans faire de manière une grosse part de blanquette de veau, que notre cuisinière avait dit un jour avec de la gourmandise plein les yeux : « Mon petit Antonin, ce soir on mange la blanquette. » Je m’étais sauvé en pleurant. Au dîner, j’avais prétexté un mal de ventre pour ne pas me mettre à table. Blanquette c’était le nom de la chienne du gardien ! » 
Il me conta des anecdotes de son enfance où il avait rarement le beau rôle. Sa famille le prenait pour un autiste parce qu’il gardait tout à l’intérieur. Il ne supportait pas qu’on le touche. Son adolescence s’était passée dans une entière solitude ; il se réfugiait dans de longues marches. Après le bac, il refusa d’entrer dans une école de commerce. Son père pour « lui apprendre la vie » le fit travailler comme ouvrier agricole. Avec le maître de chais, il découvrit la chimie du vin, ses mystères. Il compris que sa place était là. Il reprit ses études pour suivre des cours d’œnologie. 
— C’est  important de faire ce qu’on aime, de le faire avec passion, conclua-t-il
— Je le pense aussi. Je suis institutrice et je déteste enseigner. Je ne suis pas faite pour ce métier-là. Ma passion c’est la photo. Hélas, on ne m’a pas laissé le choix. 
— Le choix ? On l’a toujours, il faut saisir l’occasion quand elle se présente. Ne pas hésiter à prendre des risques.
— C’est plus facile pour vous, l’argent n’est pas un problème dans votre famille.
Il  répondit avec un sourire  amer :
— Ne croyez pas ça. Mais ne parlons plus de moi. Je vous emmène à la bibliothèque à Bordeaux. C’est laquelle ?
— Celle du Jardin public.
Il me déposa et attendit dans son break mal garé sur un passage piétons. Elisabeth aurait voulu que je lui parle de ma matinée dans les vignobles, et surtout de ce garçon dont le nom me faisait rougir. Je lui promis de lui téléphoner le soir même. 
Antonin me ramena à Sarignac. Il vint m’ouvrir la portière. Je lui tendis la joue sans arriéré pensée. Nos lèvres se frôlèrent. Je me reculai, cachant ma gêne sous un rire un peu niais. Et puis, on s’est regardés comme deux collégiens stupides et il m’a embrassée. 
Je venais de retomber amoureuse. 

Il se passa plusieurs semaines avant que je ne revois Elisabeth à la bibliothèque. Nous avions discuté plusieurs fois au téléphone. Elle était heureuse que j’ai enfin trouvé à remplacer Vincent. Elle a souri en enregistrant le livre que j’empruntais :
— Tu te décides enfin.
— Tu as dit qu’il y avait un temps pour chaque livre comme pour chaque amant. Eh bien, le temps est venu de lire l’Etranger. Le procureur en possède un exemplaire dédicacé, mais je préfère ne pas tm’aventurer jusqu’à sa précieuse bibliothèque. 
— Il a connu Camus ?
— Il l’a croisé dans à une réception sur la côte d’Azur. Ce qu’il m’en a dit n’était guère flatteur pour l’écrivain. 
— Tu m’attends, je termine dans une demi-heure. On ira faire une partie de flipper.
— Je ne peux pas, j’ai rendez-vous en fin d’après-midi. Je neveux pas rater mon train.
— Encore Jean-Louis Trintignant ? L’homme aux vignes !
Elisabeth et sa manie des surnoms. L’homme aux vignes, certainement, Jean-Louis Trintignant tout de même pas. La voix peut-être et ce même charme sans apprêt, mais avec deux têtes de plus. 
Elle me fit un clin d’œil assorti de quelques gloussements avant de replonger le nez dans ses fiches en susurrant :
— Passe le bonjour à ce bel Antonin, j’ai hâte de le connaître vu ce que tu m’en as dit.

A présent, j’allais quotidiennement à Monplaisir. Émeline sembla se réjouir de cette amitié galopante qui avait transformé son ours de beau-frère en un jeune homme presque vivable. Elle se trompait seulement sur la nature de nos liens. J’ai pensé qu’elle ne voulait pas l’entériner. Elle préférait croire à une amitié solide plutôt qu’à un amour naissant. Peut-être pensait-elle que pas assez bien née pour qu’un Hauterives puisse m’aimer, ou bien était-elle aveugle. 
Je venais rejoindre Antonin presque tous les soirs, après son travail. Souvent il me raccompagnait à la Bastille en passant par le raccourci. Le chemin dans le bois redevenait praticable, comme du temps ou le procureur allait voir Cyprien.
Antonin n’avait pas l’arrogance des fils de famille. Il était simple et direct. Il ne cherchait pas à m’en mettre plein la vue. J’appréciais qu’il refuse les facilités que son nom lui offrait. Il ne voulait rien devoir à son père. C’est en marchant dans le parc un soir qu’il me parla de son frère mort.
— J’ai passé un an en Australie pour étudier de nouvelles méthodes de vinification et d’assemblage. Mon père n’est pas ouvert à l’innovation, il ne voulait pas entendre parler de changements. On m’a fait rentrer d’Australie parce que mon frère est mort. Il fallait un homme jeune à la tête de Monplaisir. Mais mon père a toujours préféré mon aîné. C’était lui le repreneur naturel du domaine. Cyprien était tellement brillant, tellement sûr de lui. C’était, un cavalier émérite, un fonceur, un homme à femmes, un travailleur aussi, il consumait sa vie par tous les bouts. Moi, je suis le rejeton d’un remariage mal accepté. Ma mère était à peine plus âgée que Cyprien lorsque notre père l’a épousée. Nous avions dix-huit ans d’écart avec mon frère. C’est énorme. Il m’a toujours considéré comme un mioche, une quantité négligeable, une tête à claques. J’avais une dizaine d’années lorsqu’un drame s’est produit chez nous. Sa fiancée a été assassinée. »
Entendre Antonin parler de la mort d’Aurore m’horrifia. J’avais rencontré, interrogé, les protagonistes du drame, les Ferrot, Yacef, le Procureur, mais je désirais laisser Antonin à distance de cette affaire. J’avais trop peur de ce qu’il pourrait m’apprendre, trop peur de la perdre. Je ne voulais pas qu’il continue. Je lui ai demandé de se taire.
— C’est affreux. Ne dis rien. 
— Mais si, cette histoire par partie de moi, j’ai besoin que tu saches le poids que je porte. Après la mort d’Aurore, Cyprien a changé. Il était comme fou, rongé de l’intérieur. Je crois qu’il se sentait responsable de ce qui était arrivé. Il n’en parlait pas ; pas avec moi en tout cas. Peut-être en a-t-il parlé à son ami Sévère. Ils étaient très liés. 
A peine un an après la mort d’Aurore, il a épousé Émeline. C’était encore une gamine, à peine dix-sept ans. On s’est querellés. J’ai osé lui dire qu’Émeline n’était une pièce de rechange. Il m’a giflé. Leur couple est devenu très vite tragique. Tu as remarqué que ma belle-sœur est une femme fragile, sensible, vieillie prématurément. Elle n’a jamais pu mener une grossesse à terme. Avec le temps, Cyprien s’est mis à la mépriser sans prendre le parti de la quitter. Il ne cessait de la comparer à sa sœur. Elle a fini par être avalée, digérée, par la personnalité égotique de mon frère. Monplaisir porte mal son nom. Si la façade est belle, les entrailles sont putrides. Tu as vu, mon père boit comme un trou, Émeline se consume de chagrin, et ma mère consulte des voyantes et des radiesthésistes. Elle ferait mieux de prendre un amant. Son drame réside dans le fait d’être une femme encore jeune dans le lit d’un vieillard alcoolique. C’est pour sauver le domaine que je reste à Sarignac. Je repartirai dès que j’aurais formé un remplaçant. Si seulement Émeline pouvait se remarier, ça faciliterait mon départ. 
J’ai dit en baissant les yeux : 
—  Un jour, moi aussi je vais repartir. 
Il n’a rien répondu, j’ai simplement senti la pression de sa main se faire plus forte. On s’est arrêté un instant. D’un coup je me suis mise à pleurer. Antonin a murmuré :
— C’est rien. 
Et il essuya ma joue avec ses doigts. Je fermai les yeux. Il embrassa doucement mes paupières, comme pour consoler un petit enfant.


Depuis que le Procureur m’avait priée conduite sur le sentier vers la demeure des Hautericves, nos relations s’inscrivaient dans un registre assez singulier. Il ne fuyait plus à mon approche, je ne détournais plus les yeux, nous nous étions adaptés à la manière des bêtes sauvages, conjuguant méfiance et intérêt. Nous connaissions nos faiblesses. Il venait parfois s’asseoir près de moi lorsque je lisais les soirs où Antonin avait trop de travail. Souvent silencieux, il m’observait. La plupart du temps, il repartait sans m’avoir adressé la parole. Certains jours, il attendait que j’aie terminé de lire pour se mettre à parler de philosophique. J’avais l’impression que son désir de m’éduquer prenait forme. Il avait commencé par m’expliquer que la philosophie n’avait pas le pouvoir de changer le monde mais qu’elle avait celui d’aider l’individu à vivre en accord avec lui-même. 
Je l’écoutais le plus souvent sans poser de question. Il commença avec le Cosmos, cita Pascal « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Puis, la fois suivante, le miracle de l’Homme au sein de la Nature. Il cita Kant. Pour le plaisir de le contredire, j’ai brandi Sartre. Furieux, il s’est levé, maugréant contre l’existentialisme, cette idéologie refermée sur elle même, aussi fossile qu’une ammonite, qui avait perverti mon jeune esprit déjà enclin à se laisser aller. Il décida de me punir en désertant le banc quelque temps. Il revint à moi avec la Sagesse. Le premier avril, j’eus droit au Sacré. 
J'avais ce soir-là autre chose en tête. Je pensais à Antonin que j’allais aller rejoindre à Monplaisir pour la nuit. À ses paumes, chaudes et profondes, aux cals rudes qui racleraient mon ventre, à l’odeur de sa peau moite après l’amour. Que signifiait amour pour Antonin ? Voilà la question qui me préoccupait. Me surprenant pensive, le Procureur remarqua :
— Vous ne dites rien. Vous n’avez pas écouté. Pour vous, il n’y a de sacré que ce qui est matériel. Ne confondez pas le divin et les idoles, ni le désir avec l’amour. Descartes a raison de séparer le corps de l’âme. Je sais assez ce qui vous préoccupe. Ne croyez pas que j’ai toujours été vieux. J’ai aimé. J’ai aimé Constance et… mais je ne vous retarde pas allez donc rejoindre le gentil Antonin et laissez mon âme s’emplir de la beauté de la nuit qui vient, comme elle s’emplissait avant de la musique de Constance.
— Vous avez raison Antonin m’attend. Me parlerez-vous un jour de la Justice ? De la part d’un magistrat ce serait la moindre des choses.
— Bientôt. Vous comprendrez alors ce que cette notion comporte d’illusion, comme l’idée qu’on se fait d’un père.
Mon contrat de travail se terminait dans trois mois. Aurais-je le temps de découvrir qui était le meurtrier d’Aurore. Ce mystérieux conducteur que Ferrot avait vu surgir sur la route ? Des voitures, il en passait sur la nationale, même les soirs d’hiver, seulement qui était là pour les remarquer ?

CHAPITRE 18

La dernière conversation que j’avais eue avec Maman Doucette, début avril, m’avait fait pressentir que quelque chose n’allait pas. Le sentiment confus de se sentir abandonnés. J’ai réalisé qu’à leur âge, la santé et le moral pouvaient se dégrader rapidement. Mon anniversaire – souvenir du précèdent ô combien douloureux – tombait le 21. J’ai demandé quelques jours de congés et pris un billet de train pour Candekerque. J’avais envie de fêter mes vingt-deux ans,  enveloppée de leur amour parfois si encombrant.
 Une fois passée la chaleur les premiers instants de nos retrouvailles, mes grands-parents sont restés silencieux. Comme si le lien qui nous attachait si fort les uns aux autres était rompu. Les Vieux avaient toujours été des taiseux, mais je me rappelai mes retours d’Arras durant mes études. Leur curiosité. Ils s’étonnaient de ceci ou de cela dans ce que je leur disais de ma vie loin d’eux. L’un renchérissait sur l’autre. Ma grand-mère s’enhardissait à me poser des questions sur mes relations. Elle n’osait pas dire mes petits amis, mais au fond c’est ça qui la tourmentait. Après elle y allait  des recommandations et des conseils pour « pas tourner mal » et « réussir dans l’existence»
Ils touchèrent à peine au gâteau que j’avais acheté. Maman Doucette n’allait pas fort, usée avant l’âge. A l’heure de l’après-déjeuner, lorsque Papa Jo fut monté faire sa sieste, elle vint s’asseoir à côté de moi sur le banc devant la pavillon.
—  Le diabète me rend aveugle, ma pauvre Nadia,et mon sang anémié qui tourne en eau. Je ne suis plus bonne à rien.  Papa Jo, lui aussi se traîne.
J’avais remarqué qu’il boitait. J’a suggéré à Maman Doucette de l’inciter à se faire opérer de la hanche. Une prothèse ? Pour quoi faire ! Engraisser les chirurgiens ! Il avait maigri.
— Tu sais, ma fille, il se ronge à l’idée de me perdre.
Je me mit à faire la vaisselle. L’évier était gras, la poubelle de cuisine pas vidée depuis plusieurs jours. Le pavillon n’avait plus la netteté d’autrefois. Le soir au dîner j’ai suggéré de faire venir une aide-ménagère. D’abord, ils refusèrent : « On n’a besoin de personne. On s’est toujours débrouillés. Tu trouves qu’on se néglige ? » Las de me voir insister, ils lâchèrent enfin prise, saisissant que c’était autant pour me rassurer de les savoir visités tous les jours que pour les heures de ménage. La condition était que ce soit une personne de « confiance » et si possible pas une « étrangère ». J’ai promis de m’en occuper avant de repartir. Papa Jo a poussé un soupir à fendre une bûche.
— Si tu repars, probable qu’on ne se reverra plus, a-t-il dit avec un regard de chien battu.
— Enfin, vous n’êtes pas en mauvaise forme… seulement, vous lâchez prise. Au lieu de vous soigner … le diabète ça se traite, il faut arrêter les sucreries, la charcuterie et toi, va faire des radios, aujourd’hui les prothèses de hanche c’est courant. Et puis repose-toi
— Une fois mort, je me reposerai de toutes mes fatigues. T'en fais pas pour nous.
— Vous ne changerez jamais tous les deux. Si vous pensez que ça me rassure !
Je voulais croire que rien n’avait changé. J’espérai inconsciemment un grand mieux. Je n’ai pas senti le froid de leurs mains qu’aucun feu ne réchauffait plus, pas cru que la mort qui les frôlait avait déjà engagé son travail de sape. L’égoïsme de la jeunesse, l’appel du désir qui hurle plus fort que tous les cris de détresse. J’aurais dû rester. C’est ce qu’on se dit lorsqu’il n’est plus temps. Ce récit, que je rédige une dizaine d’années après leur ultime voyage, est une façon de les garder avec moi au chaud entre les pages, de ne jamais les perdre pour de bon.

Le jour de mon départ, maman Doucette sortit une boîte en carton, fermée par plusieurs tours de ficelle.
— Ce sont les papiers que ta mère avait conservés. J’ai tout mis là-dedans, en vrac, au moment où on a vidé son appartement après son anévrisme. Je n’ai jamais eu le courage de les trier. En vérité, je les avais oubliés. J’ai remis la main dessus parce qu’en ce moment je range ma vie. Tu comprends, je ne veux pas que tu te retrouves noyée sous un fatras de vieilleries quand on sera morts. Alors je jette, je brûle.
— Ne dis pas ça, vous n’allez pas mourir !
— Mais si, c’est inéluctable. Qu’est-ce que tu crois ? Tout vivant meurt. J’ai pas fait de grandes études comme toi, pas fréquenté des gens de la haute, mais ça je le sais. Admettre qu’on est mortel c’est la chose la plus naturelle qui soit. Pas besoin d’être un penseur, un philosophe ou je ne sais quoi. Je tiens ça de mes ancêtres. La mort faisait partie de la vie des hommes avant. On ne cachait pas les morts aux enfants, ils veillaient avec la famille autour du lit. Le denier soupir des anciens, c’était le premier présent de notre héritage. Aujourd’hui ça fait tellement peur aux jeunes qu’ils mettent les vieux à l’hospice. Là les pauvres vioques ils meurent sans incommoder personne dans les odeurs de choux et d’éther. Tiens, regarde donc dehors, le lilas dont tu faisais des bouquets toute petiote, il s’est effondré cet hiver. Il est mort, personne ne le pleure. Faut pas y penser trop souvent à ton âge. Mais au nôtre, il faut s’y préparer. Le pire qui puisse arriver, c’est que la faucheuse te prenne au dépourvu avant d’avoir pu faire ton ménage d’éternité.
Je l’ai serrée dans mes bras si fort que ses os ont gémi. Maman Doucette s’est dégagée, l’air de dire qu’est-ce qui te prend à te laisser aller ainsi ! Elle essuya du coin de son tablier fleuri les larmes qui dégoulinaient sur mes joues et qui avaient le goût âpre du concombre. Ma grand-mère me tapota le dos. Cette consolation rogue signifiait que l’apitoiement sur soi, juste bon pour les mauviettes, n’avait pas cours chez nous. Qu’il fallait être forte à défaut d’autre chose. Une sémiotique qui en disait plus long qu’un discours et que j’avais appris à déchiffrer durant mon enfance. Il n’y manquait que l’écarlate du mercurochrome pour nettoyer la plaie. Mais cette fois-ci, la blessure n’était pas du ressort des antiseptiques.
Nous avons passés les autres soirées dans un presque silence, tous les trois mélancoliques, chacun perdu dans ses pensées, Antonin me manquait, je n'avais pas osé leur en parler. Je les regardais s’assoupir sur le canapé, s’affaisser l’un sur l’autre dans un magma de vieil amour. Il me reste le souvenir de leurs souffles écourtés, des soupirs, et lorsqu’ils ne dormaient pas, de leurs encouragements à ne pas m’en faire, à être heureuse, à être de la race des Lefebvre, des gens courageux, fiers de leur condition, que rien n’abat à part l’usure du temps. Je sentais qu’ils avaient hâte de me voir quitter la maison. J’étais de trop. Je les empêchais d’accomplir en paix la fin de leur parcours.

J’ai regagné Sarignac le dimanche suivant. La joie de retrouver Antonin atténua la peine que j’avais d’avoir abandonné mes chers Vieux. Faire l’amour rend vivant. Papa Jo avait raison, il faut jouer avec les cartes que le hasard nous distribue. Antonin a murmuré en me serrant contre lui au creux de son grand lit tiède : « J’ai eu peur que tu ne reviennes pas. »
Le lendemain soir, Louise est venue frapper à ma chambre :
— Mademoiselle Nadia, Monsieur le Procureur a laissé un paquet pour vous.
J’ai ouvert. Cela faisait bien longtemps que Louise ne s’était pas présentée à ma porte. La vieille gouvernante m’a regardée avec un regain de méfiance.
— Pourquoi ne me le donne-t-il pas lui-même ?
— Il s’est absenté pour des raisons professionnelles.
Elle  tourna les talons sans attendre mes remerciements. Elle ne me proposa pas de descendre à la cuisine boire un chocolat. D’ailleurs, ce n’était plus de saison. L’intérêt croissant que me portait le Procureur la rendait ombrageuse.
Dans l’enveloppe en papier kraft, il y avait un livre : Ainsi parlait Zarathoustra. Je n’aurais jamais imaginé que Sévère Lapérouse puisse apprécier Nietzsche. A cette époque, je pensais qu’il croyait en Dieu puisqu’il priait en marchant.
Il m’a fallu plusieurs jours pour avoir le courage d’explorer le contenu de la boîte rapportée de Candekerque ; c’est avec une certaine appréhension que j’ai coupé la ficelle. La crainte d’ouvrir la jarre de Pandore, de libérer tous les maux qui pouvaient encore s’abattre sur moi, laissant l’espérance seule prisonnière. J’ai descendu la boîte. Je ne l’ai ouverte qu’une fois assise sur les marches rouillées du vieux kiosque. Ce lieu plein de mystères était l’endroit désigné pour ce que j’allais faire.
La première chose qui me sauta aux yeux ce fut deux photos. Lisa avec mon père. Ben Ali était grand, mince et brun, des yeux immenses et un nez fort. Ma mère avait les cheveux dénoués, très clairs, qui lui tombaient jusqu’à la taille. Dans leurs deux regards une gravité terrifiante, qu’on ne s’attend pas à voir dans les prunelles d’un couple d’amoureux. La peur que tout s’arrête. Sur l’une, leurs mains étaient jointes. Sur l’autre, ma mère avait la tête posée contre l’épaule du jeune homme. Je songeai que la situation dans laquelle ils vivaient n’était pas propice à l’éclosion d’un amour métisse. Les Dieux de la guerre s’étaient ligués pour le contrarier.
Rangées sous les photos, il y avait des lettres de Lahcène. La plupart commençaient par Ma femme aux yeux azur. Il écrivait à Lisa les soirs où il ne pouvait pas venir la rejoindre chez elle. Il lui donnait des consignes de prudence. Prenait de mes nouvelles. L’assurait qu’il l’épouserait à la fin du conflit qui ne durerait pas éternellement. Ses frères et lui luttaient pour ça. Il suppliait ma mère ne pas l’obliger à renoncer à ses activités. Il expliquait son engagement au côté du FLN sanguinaire. Parlait de sa famille déplacée dans un camp d’internement. De leur maison de Batna qui avait été brûlée. De son frère condamné à mort qui s’était évadé. Parfois, il y avait juste une adresse et une heure. Des rendez-vous clandestins. Ma mère s’était rendue à Constantine après le transfert en Algérie de Lahcène. Sans lien officiel avec le condamné, elle n’avait pas eue le droit de le visiter à Koudiat. Leurs lettres avaient dû passer par un avocat du FLN, puisque M° Loiseau ne m’en avait pas fait part. La dernière lettre était bouleversante.
Sois forte mon petit djoundi , avait-il écrit quelques jours avant son exécution, je suis prêt à mourir, non pas en héros, mais en homme libre. J’ai peur bien sûr, mais je serai délivré. On a voulu m’extorquer des aveux avec des méthodes indignes. Je ne savais rien de l’assassinat commis par mon frère et ses fellaghas, pourtant j’ai fini par avouer ce qu’on m’a dicté pour que la douleur s’arrête. Je ne suis pas un brave. Je ne suis pas non plus un assassin. Je n’ai pas tué la demoiselle de Saint-Serrin, de ça tu peux être certaine. Si tu m’aimes retourne en France. Ne laisse pas plus longtemps Nadia chez une nounou loin de toi. C’est de sa mère qu’elle a besoin, Le paradis est sous les pieds des mères, un proverbe berbère. Quand elle sera grande, parle-lui de moi et allez à Batna voir ma famille, ou ce qu’il en restera. Ne m’écris plus, je préfère être seul face à ma mort. Inch’ Allah comme disent les croyants, qu’il me donne la force de ne pas pleurer face au bourreau.
Le reste des papiers ne présentait pas d’intérêt : un bail, des quittances de loyer, des ordonnances. Et tout au fond, une paire de petits chaussons blancs avec des rubans. De minuscules fantômes qui émergeaient d’un antan que ma mémoire n’avait pas conservé. Je n’ai pu contenir mon émotion qui déborda comme un fleuve engrossé par les pluies d’hiver. D’abord quelques gouttes et tout d’un coup une cascade a jailli de mes yeux mouillant l’encre de la dernière lettre. Du proverbe ne demeurait lisible que le mot paradis. Ma jupe printanière fut soulevée par une bourrasque. Quelques feuillets s’envolèrent. Je courus après eux lançant mes bras en tous les sens sans rien réussir à sans en saisir un seul. Enfant, je courais pareillement à la poursuite de ribambelles de bulles irisées qui naissaient de mon souffle menu sur un anneau en plastique vert trempé dans de l’eau savonneuse. Papa Jo criait de loin : «  Tu ne cavales pas assez vite, petiote, pour attraper les mirages. »

Ce soir-là, la tête enfouie sous les couvertures, je me suis enroulée dans un chagrin qui surgissait trop tard.
J’ai rêvé des Vieux.
Je ne crois pas, je n’ai jamais cru, aux prémonitions. Pourtant, lorsque deux jours plus tard, la police belge téléphona à la mairie et m’annonça que les corps de mes grands parents avaient été retrouvés sur la plage de Groenendijk, je ne pus m’empêcher de faire le rapprochement. Au bout du fil, le policier m’expliqua avec beaucoup de précautions qu’ils avaient loué une embarcation qui avait chaviré. Ils avaient dû s’endormir, être surpris par la haute mer.
Un accident.
Une imprudence.
Moi, je savais que c’était autre chose. Plutôt que d’attendre la mort, ils étaient allés à sa rencontre dans le plus bel endroit du monde, le lieu de leur voyage de noces. Ils avaient préféré se perdre ensemble dans les courants de la mer du Nord que d’être séparés. Eux qui étaient nés les pieds dans la poussière des terrils avaient choisi les vagues pour l’éternité. Leur 4L avait été retrouvée sur le parking du loueur de bateaux, à Niewpoort-aan-Zee. On me demanda de me rende sur place le plus rapidement possible pour les formalités.
C’est sans déranger personne que mes Vieux m’avaient abandonnée pour suivre la camarde dans l’eau grise. J’étais désormais complètement orpheline. J’ai prévenu Louise et Elisabeth.
Antonin, délaissant ses vignes au moment de la taille sèche, a tenu à m’accompagner en voiture. Elisabeth a fait le voyage jusqu’à Candekerque. Elle est venue au crématorium le jour des obsèques. Lorsque l’employé des pompes funèbres répandit le contenu des deux urnes au-dessus d’un carré de gazon dans le jardin du souvenir, j’ai la sensation qu’une partie de moi s’en allait. Dans les arbres les oiseaux chantaient la gloire du renouveau.
J’avais préparé pour les proches voisins et les rares amis qui restaient aux Vieux — les autres étaient déjà passés outre temps — un petit en-cas. Antonin, qui ne se déplaçait jamais sans bouteilles, arrosa de Saint-Estèphe la charcuterie locale. Un vin comme les gens d’ici n’en avaient jamais bu. Au bout de quelques verres, les relents de mort se sont dissipés au profit des ressouvenances. Les anecdotes du bon vieux temps ont surgi assorties de rires, preuve que pour les autres la vie continuait.
Partout dans le pavillon, derrière chaque porte, dans chaque placard, la voix de Maman Doucette me surprenait : « Sois heureuse, mon lapin, garde toi d’être triste,…» Je me suis surprise à lui répondre à mi-voix : « Ne t’en fais pas pour moi, maman Doucette. Ta tâche est achevée, je saurais me dépatouiller avec la vie. Je sais d’où je viens — tu me l’as tant répété — que je ne l’oublierai jamais, quand bien même la fortune me ferait basculer du tiroir des chiffons à celui des nappes damassées ! Je ne suis pas malheureuse, je pleure des larmes d’amour. »
J’étais satisfaite qu’Antonin voie le lieu où j’avais grandi, cette bicoque de guingois aux meubles sans valeur, ce bout de jardin à moitié sauvage, cette petite ville sans attraits, les travailleurs aux visages creusés de soucis accoudés au bar du coin, ces femmes aux cheveux mal teints, aux ventres mous de trop de bières, de trop de maternités et de tant de nourriture grasse.
Qu’il ne se fasse pas d’illusion, Antonin. Qu’il comprenne bien d’où je venais. Dans ces lieux de mon enfance, au moins la différence entre nos milieux sautait aux yeux. Mais, il semblait aussi à l’aise dans la cuisine de Candekerque devant un bol jaune ébréché rempli de chourloute que dans le fastueux salon de Monplaisir.
Et puis, nous ne nous étions rien promis. Je ne lui avais rien promis.
Entre nous tout restait suspendu à un fil. Pendant quelques jours, le temps des formalités, nous nous sommes serrés dans le lit à une place de ma chambre. Occuper la chambre de mes grands-parents me parut sacrilège. Faire l’amour dans ce lit étroit me procurait un étrange sentiment de transgression. Les doigts agiles d’Antonin sur ma peau, sa tête sur mon ventre prêt à l’accueillir, toute cette douceur qui nous unissait. Et, sous nos corps emboîtés, les gémissements du vieux sommier en écho à nos cris de plaisir. Les odeurs de nos peaux, de nos transpirations, de nos humeurs avaient envahi ma minuscule chambre d’enfant, lui conférant tout d’un coup un autre statut.
Il me semble à présent, que c’est à ce moment là que je suis devenue adulte.
L’atelier de mon grand-père regorgeait d’objets en fer forgés qui n’avaient jamais été livrés. Antonin tomba en admiration devant un casier à bouteilles plein de volutes Art déco. Je lui ai dit qu’il pouvait l’emporter. J’ai ajouté tout bas, c’est toute ma dot.
J’étais bien avec Antonin, j’aurais voulu que ça dure. Longtemps. Toute la vie.  Restait à lui avouer qui était mon père. Et cet aveu constituait une épreuve. Même innocent, et j’en avais la preuve, un guillotiné demeure embarrassant.

Mes grands-parents m’avaient fait donation du pavillon en plus de la voiture, et souscrit une assurance vie en ma faveur dont le montant serait doublé puisqu’ils étaient morts dans un accident.  Moi seule savait que c’était une mort programmée. « Me voilà presque riche ! » ai-je plaisanté. Antonin a répondu : « Grâce à une merveilleuse prévoyance.» Simple agencement de phonèmes. Oui, maman Doucette n’avait jamais cessé d’être une mère veilleuse à mon chevet. Même ses mystifications étaient destinées à me faire un rempart. Je ressentis une immense bouffée d’amour pour elle et papa Jo. Je suis allée dans le jardin. J’ai appelé Antonin et lui ai demandé de scier le lilas mort. Nous en avons fait un feu de joie qui a brûlé pour Joseph et Odette. La fumée noire piquait les yeux. Je lui ai murmuré tandis qu’il me serrait contre lui près des flammes : « Il faudra s’aimer autant qu’eux. »
 Mes paroles se perdirent dans le crépitement des premières gouttes. D’un coup, la pluie se mit à tomber à seaux. Une pluie du Nord traître et froide qui détrempa en un instant ce qui restait du lilas carbonisé et emporta d’un coup mes années d’enfance.

CHAPITRE 19
Le cœur gros, j’ai mis en vente le pavillon de Candekerque. Petit, de conception ancienne, éloigné du centre, mal situé aux confins du village en bordure des champs, il ne présentait guère d’avantages. Et pourtant, quelques semaines plus tard, la gérante de l’agence d’Arras me téléphona. Elle avait un acquéreur sérieux qui ne discutait pas le prix. Un projet immobilier : des lotissements. Le promoteur avait déjà acheté les parcelles agricoles adjacentes, qui miraculeusement étaient devenues constructibles.
J’ai demandé à réfléchir. Peut-être pourrais-je le louer ? La gérante me le déconseilla. Trop de travaux, je ne pouvais pas espérer mieux que la proposition actuelle. C’était un déchirement de voir disparaître cette maison et les souvenirs qui imprégnaient ses murs, qui survivaient dans la plus petite fleur du jardin. C’était éradiquer la dernière trace matérielle de mes Vieux. Depuis leur mort j’étais devenue superstitieuse. J’avais gardé la vieille 4L de papa Jo que nous étions allés récupérer à Niewpoort-aan-Zee.
À son volant, je revoyais mes dix ans. J’entendais la voix cassée de Maman Doucette  qui tentait de m'occuper en voiture : « Ils viennent d’où ceux-là, mon lapin ? Pas des gens d’chez nous ! » Je répondais, une plaque 83, Var ; la DS, c’est 78, Seine-et-Oise ; et la petite rouge qui nous double, 62. Eux ils sont d’ici ! Jamais de leur vivant mes Vieux n’avaient été aussi proches. Je ne cessais de penser à eux. En vérité ils vivaient à mes côtés. Elisabeth m’expliqua que la mort produisait toujours cet effet-là. Sa mère appelait ça, l’effet fantomamour. « Ça finit par passer m’a-t-elle dit ; en attendant, il faut laisser toute la place aux défunts et apprendre à rêver loin de l’enfance. Tu finiras par devenir grande.»
Mai est arrivé chaud et humide, arrosant le Bordelais de grosses giboulées . Antonin avait la hantise de la grêle. Maintenant que j’avais une voiture je le rejoignais facilement. Nous arpentions les vignobles, surveillant le blanc de l’oïdium  sur les jeunes feuilles. On traitait les parcelles touchées au sulfate de cuivre. La vigne prenait alors la couleur du bleu de Prusse. Elisabeth avait quitté Apollon. Trop de muscles et pas assez d'esprit. Un dimanche sommes allées faire des prises de vues dans d’autres domaines viticoles qui nous avaient ouvert leurs portes. On finissait par se prendre au jeu toutes les deux, à croire que la fiction deviendrait réalité, que mes photos trouveraient un éditeur pour les publier.
Le jeudi de l’Ascension, nous sommes allées ensemble au Pilat, L’étendue de la plage ondulait jusqu’au point d’horizon. En haut de la dune, le regard se perdait sur l’immensité du sable clair à la recherche de l’océan. La mer avait reculé si loin qu’elle semblait inatteignable.  Le ciel boursouflé de cumulus sombres plombait le paysage. Le vent soufflait si fort en haut que des paquets de sable nous battaient le visage. Les courants d’air gonflaient nos vestes entravant notre progression. Nous tenions à peine debout sur les échelles. Je devais élever la voix pour qu’Elisabeth m’entende. Depuis la mort des Vieux, j’avais abandonné les recherches sur Ben Ali, ce n’était pas un renoncement définitif, juste en mise entre parenthèse. Le temps de retrouver mon équilibre. Je lui parlai de mes relations nouvelles avec le procureur.
— Tu sais il tente de me dégrossir ! Mais oui, ne ris pas ! Il joue au prof de philo. Et si je n’écoute pas avec attention il se fâche, si je le contredis, il se fâche ! C’est un pédagogue spécial. Il y a un mois, il m’a fait apporter par Louise Ainsi parlait Zarathoustra. Pourquoi, un livre, et celui-ci en particulier ? Après l’avoir lu et relu, j’ai cherché la réponse. Je voyais ça comme une énigme à résoudre. Maintenant je crois tenir la réponse. Je me suis souvenu que quelques jours avant la mort de mes Vieux, je llui avait demandé de ma parler de la Justice. Il m’avait répondu bientôt avec un rictus que je commence à bien connaître. Et il avait ajouté quelque chose à propos des pères…
— Et alors ?
— Je pense qu’il voulait que je lise Zarathoustra avant d’aborder le sujet. Mais je ne l’imaginais pas  être friand de Nietzsche.
— C’est une façon de s’interroger sur lui-même.
— Il n’en est pas à un paradoxe près ! Je suis certaine qu’il sait qui je suis.
Je me suis arrêtée, j’ai sorti le livre de ma poche, et je l’ai ouvert à grand peine dans les bourrasques.
—Te souviens-tu Elisabeth du chapitre du Criminel blême ?
Je me mis à lire : « Tuer pour vous juges, doit être un acte de pitié et non de vengeance. » et aussi les phrases du juge rouge, « Qu’avait donc à vouloir assassiner, ce meurtrier ? Il voulait voler. » « Mais moi je vous dis : c’est du sang que son âme voulait et non un butin : il avait soif du bonheur du couteau. » N’y vois-tu pas comme moi une allusion à mon père ? J’ai peur parce que Lapérouse ne s’avance pas franchement. Il multiplie les détours.
— S’il a percé ton désir de revanche, il veut peut-être que tu analyses la parabole Des tarentules. Donne-moi le livre, si j’arrive à tourner les pages.
— Ah, oui. Vengeance opposée à Justice.
Elisabeth à partir de ça élabora toute une théorie qui visait à démontrer que le Procureur était tombé amoureux de moi.
— Tu commences à comprendre ! En t’accueillant à la Bastille, le Procureur en a fait le repaire de la tarentule. Toi ! Voilà : Sois la bienvenue, tarentule ! Le signe qui est sur ton dos est triangulaire et noir ; et je sais aussi ce qu’il y a dans ton âme. Il y a de la vengeance dans ton âme… » Elle passa plusieurs pages, Ça se termine ainsi : Avec sa certitude et sa beauté divine elle m’a mordu au doigt ! Autant dire que ton Lapérouse sait qu’il sera mordu par toi !
— Tu délires ! Il sait que je suis amoureuse d’Antonin.
— Tout homme, quel que soit son âge et sa condition, peut se prendre au piège du cœur qui bat plus fort ou simplement du désir ! Il n’est pas au-dessus de la condition humaine. C’est plutôt rassurant. Et puis qu’importe d’avoir un rival pour un homme qui aime et qui s'estime supérieur.
Elisabeth m’a rendu le bouquin et s’est mise à rire. J’ai grondé :
— Sois sérieuse pour une fois. Lapérouse cherche juste à avoir de l’emprise sur moi. Il me recommence à me faire peur. Je vais quitter la Bastille.
— Il ne peut rien contre toi. Il ne va pas t’estourbir. Continue à jouer le jeu jusqu’au moment où tu lui parleras de ton père. Tu devrai le faire rapidement si tu es certaine des sentiments d’Antonin.
— Je ne suis certaine de rien.
Le printemps avançait. Je ne me décidais ni à quitter la Bastille ni à reprendre mes recherches. Mon attachement pour Antonin m’anesthésiait. Je ne voulais pas bouger de peur de faire tout basculer. Un jeudi, tandis qu’il était parti négocier un prêt avec sa banque, je suis retournée chez les Leymarie à Canterac. Ils m’ont accueillie gentiment, s’étonnant que j’en sois encore à chercher des détails sur le meurtre  de la Maqueline. Jean-Pierre réaffirma que le cabriolet de la jeune fille avait bien été retrouvé dans le garage. La voiture n’était arrivée là toute seule. Cela impliquait d’avoir les clés, et de la voiture et du garage. Celui ou celle qui avait reconduit la cabriolet d’Aurore de la Maqueline à la Villemaurine était forcément un familier du domaine. Ça restreignait sérieusement le champ des investigations.
Je me suis mise à lister les suspects: le Baron, Émeline, le maître de chai, sa femme, les deux bonnes, la cuisinière et le chauffeur. Est-ce qu’Émeline aurait pu tuer sa sœur par jalousie ? J’avais du mal à le croire. Comment la frêle et sensible Émeline aurait-elle eu la force d’égorger Aurore après l’avoir battue et assommée. Mais, parfois c’est la haine qui tient le manche et la force est décuplée. Cependant, le meurtre ressemblait davantage à un acte d’homme en colère. J’étais en train d’évaluer mes hypothèses en me promenant dans le parc lorsque Louise est venue grognonner que Monsieur Sévère souhaitait dîner en ma compagnie. Il m’attendait dans la grande salle à manger à 19h30.
 J’ai supposé qu’il voulait que nous abordions l’ultime leçon, engager le dernier combat. Vengeance contre Justice. Lorsque je suis entrée dans la grande salle-à-manger, le Procureur n’était pas seul. Il m’avait réservé une surprise en invitant Antonin. J'en fus contrariée. Comptait-il lui dévoiler que mon père avait été exécuté pour l’assassinat de la fiancée de Cyprien ? À ce moment précis je l’en croyais capable. Les deux hommes qui buvaient un verre de vin blanc se levèrent à mon arrivée. Antonin s’approcha, me prit les mains avec beaucoup de douceur. Le Procureur se contenta de me saluer de loin d’un signe du menton.
Louise entrait et sortait, portant de la vaisselle sur un plateau. Elle roulait des yeux et ruminait de vilaines idées. Elle devait craindre un nouvel esclandre et me surveillait comme une crème anglaise. Mon regard était attaché à Antonin. Je trouvais touchante la manière dont il parlait de ses projets de diversification. Ensuite, la conversation s’orienta sur leurs relations communes. La mort du seul oncle de Sévère qu’il venait d'enterrer. Sa famille ne se résumait plus qu’à un petit-cousin cousin qui vivait à Paris et qu'il ne voyait que rarement. La famille de Constance ces dernières années avait essuyé plus de décès que de naissance. Edmond Hauterives qui s’enfonçait dans un alcoolisme solitaire. Émeline qui devrait reprendre la gestion du domaine des Saint-Serrin à la mort du Baron en plus de Monplaisir. À aucun moment, Cyprien et Aurore ne furent évoqués. Ces morts-là n’étaient pas les bienvenus à table. Le Procureur attendit le fromage pour me aborder le sujet que je redoutais. Il  feignit de s’adresser à Antonin.
— Sais-tu Antonin, qu’un certain soir de février, ton amie Nadia,  vous permettez que je vous appelle Nadia, a-t-il dit en penchant la tête vers moi, Nadia a déclaré que dans sa famille, contrairement à la mienne, on ne faisait pas couper des têtes.
Antonin eut l’air surpris. Le Procureur enchaîna. Je fus une fois de plus troublée par le timbre de sa voix, un doux froissement d’étoffe.
— J’ai pris le temps de réfléchir à cette remarque et j’aimerais y apporter non pas un démenti, mais quelques précisions pour notre jeune amie. J’espère que tu ne m’en voudras pas Antonin. Depuis que nous nous connaissons, toi et moi, depuis que tu es né en fait, j’ai rarement évoqué ma fonction.
Je n’aimais pas la tournure que la conversation prenait. Je ne souhaitais pas aborder en présence d’Antonin l’erreur judicaire qui avait conduit à l’exécution de mon père.
Je pris un ton bénin pour déclarer avec un sourire contraint :
— Je croyais Monsieur le Procureur, que nous avions décidé d’oublier cette fâcheuse soirée.
— J’ai oublié la soirée mais pas votre pique.
— Nous n’allons pas en débattre ce soir. Je vous rappelle simplement la phrase exacte que j’ai dite: Chez moi on ne fait pas décapiter des innocents, ce qui est sensiblement différent.
— À vous non plus l’oubli n’est pas donné. Vois-tu, Antonin, comme Mademoiselle Lefebvre grimpe sur ses ergots. Voilà certainement une facette qu’elle s’est bien gardée de te montrer.
Mon ami de plus en plus embarrassé riposta :
— Je ne lui en ai pas fourni l’occasion.
Sévère se contenta d’un rictus qui déplaça quelques rides en proférant :
— Amor et melle et felle fecundissimus est.
— Où veux-tu en venir, Sévère ?
— Je plaisantais. Laissons cela. Je veux apporter une réponse à Nadia sur mon rôle dans la décapitation des innocents. Je te prie par avance de m’excuser mais je risque de m’étendre car en réalité, ceci soulève trois questions : la réclamation de la peine de mort en punition des crimes, la faillibilité de la justice humaine avec le risque de livrer des innocents au bourreau, et l’exécution de la sentence avec son mécanisme, son rituel et son exemplarité…
— Est-ce un sujet de fin de repas ? ai-je balbutié.
— Pourquoi se censurer ?
Raide sur ma chaise je demeurai dans l’attente de ce qui allait suivre. C’est Antonin qui répliqua :
— Vois-tu Sévère, je suis aussi contre la peine de mort que j’ai toujours trouvée barbare. Je me rappelle qu’après la condamnation de cet homme, l’assassin d’Aurore, mon frère, qui pourtant ne l’avait pas ménagé dans son témoignage, n’était plus persuadé du bien fondé de la sentence. Il n’en dormait plus. La rigueur de la sentence, la mort du coupable, ne lui avait pas rendu la paix. Jamais il n’a été aussi tourmenté qu’à ce moment-là.
La sueur perlait à mon front. Mon pouls s’accéléra. Le Procureur se rembrunit et balaya sèchement la remarque d’Antonin.
— Je t’en prie, Antonin, ne traitons pas de cas particulier. La sensibilité et la proximité avec les protagonistes nuiraient à l’objectivité du débat. Êtes-vous prête à m’écouter, Mademoiselle Lefebvre ?
J’ai acquiescé d’un clignement de paupières, incapable d’émettre un son. Mes mains tremblaient. Ma serviette est tombée. Le Procureur parla longtemps sur le ton de la plaidoirie. C’était la première fois que je le voyais aussi sincère.
— J’ai choisi de faire carrière dans la magistrature pour que justice soit rendue aussi bien aux victimes qu’aux accusés. Juger et condamner au nom des principes du droit est consigné dans nos institutions, Mademoiselle. Ce ne sont pas les magistrats qui ont inscrit la peine capitale dans la Constitution. Ce sont les représentants du peuple. Alors, que l’on m’oppose l’erreur humaine, le droit à la vie, la possibilité pour le délinquant de s’amender, que l’on me soutienne, comme Antonin, que la décapitation est barbare, que la peine de mort est une violence légitime égale à la violence des criminels, je l’entends, je le conçois en tant qu’homme et même en tant que citoyen. Mais dans ma fonction d’avocat général ou de procureur général aujourd’hui, je ne peux que veiller à ce que s’applique au plus juste la loi de la République. Aucun magistrat, moi pas plus que les autres, ne prend plaisir à réclamer la peine capitale parce qu’il en connaît l’issue, qu’il a assisté à la montée du condamné à l’échafaud, qu’il connaît le bruit du couperet qui tombe, celui du corps qui bascule et qu’il a vu la tête dégouliner de sang entre les mains de l’assistant du bourreau. Il sait seulement que par ce moyen la société met hors d’état de nuire un être dangereux assurant ainsi l’homéostasie du corps social. Il n’est pas dans les attributions du magistrat de se poser la question des moyens ou des effets : la pression psychologique qui s’exerce sur le condamné, la douleur de la décapitation perçue par une cervelle qui continue à vivre encore quelques instants.
Il s’interrompit le temps d’agiter la clochette pour appeler la gouvernante.
— Louise, sers-nous le dessert s’il te plaît. J’ai une faiblesse pour le sucré, et se tournant vers moi, pas vous ?
Je n'ai rien répondu.
Le dessert arriva quelques minutes plus tard. Louise avait préparé un fondant au chocolat accompagné de petits pots de coulis de fraises. J’étais, à ce stade de la discussion, incapable d’avaler une bouchée. Le compte-rendu de l’exécution de mon père flottait devant mes yeux comme la muleta devant le taureau. Sévère Lapérouse, attaqua son dessert en continuant à parler.
— La peine de mort n’est pas une panacée. Mais croyez-vous que le bagne ou l’enfermement à perpétuité soient des traitements plus humains ? D’ailleurs, la perpétuité n’est jamais appliquée, avec les remises de peine, les plus lourdement condamnés sortent au bout de trente ans.
— Ce n’est déjà pas rien, répliqua Antonin. Ils ont eu le temps de réfléchir et de changer.
— À terme, Antonin, parce que beaucoup de jeunes pensent comme toi et Nadia, la peine de mort sera abolie. Vous vous réjouirez d’une avancée de ce que vous appelez les droits de l’homme. Mais peut-être que plus tard, lorsque vous aurez mon âge, vous serez confrontés à des délits d’une telle barbarie que la perpétuité compressible ne vous semblera plus suffisante. Vous souhaiterez qu’on fasse des exceptions : les pédophiles et les assassins d’enfants, les violeurs, les crimes idéologiques qui frappent en aveugle. Que sais-je de ce que l’homme est capable d’inventer pour détruire son semblable. À ce moment là, les citoyens réclameront le rétablissement de la peine capitale ou l’emprisonnement préventif. Le système des camps d’internement que j’ai pu voir en fonction durant la guerre d’Algérie. Il en va des idées comme des civilisations, elles s’adaptent ou elles meurent. Vous penserez à ce que je viens de vous dire.
J’ai songé à ce qu’Elisabeth m'avait dit au restaurant chinois cet hiver.
Ce soir, par oubli, personne n’avait clos les volets de la pièce. Dehors, la lune se reflétait aux vitres. Je vis les ombres chinoises des arbres sentinelles qui s'agitaient derrière les carreaux. Réaliser qu’il existait une alternative à cette pièce surchauffée, un endroit libre où respirer à l’aise, me procura un court moment de répit. Le procureur m’apostropha :
— Vous n’avez rien à répondre Mademoiselle Lefebvre, j’aimerais entendre vos arguments ?
Je pris une bouffée d’air avant de contre attaquer.
—  Et les innocents condamnés à tort qu’en faites-vous ?  C’est là-dessus que portait ma réflexion de février, ai-je réussi à articuler d’une voix cassée.
Les deux hommes reprirent du gâteau. J’eus l’impression qu’Antonin pensait à autre chose. À ses vignes, à ses assemblages, à moi peut-être. Il ne semblait pas comprendre pourquoi le Procureur s’était aventuré sur ce terrain-là. Ce dernier recommença à parler lorsque son assiette fût vide.
— Peu de gens savent comment se déroule une enquête et un procès. Je vais tenter d’être simple, même si c’est assez technique. Lorsque le procureur est saisi pour une infraction il ordonne des investigations et mandate un juge d’instruction. On ne parle pas de coupable, la présomption d’innocence fait loi. Le travail de la police consiste à retrouver l’auteur du délit, à prouver grâce à des indices matériels qu’il est bien coupable du vol ou du meurtre et à obtenir des aveux. Parfois, malgré les preuves accablantes, le prévenu nie. Le juge d’instruction alors tente de se faire une opinion objective à partir des éléments matériels. Tant que le tribunal n’a pas établi la culpabilité, le prévenu bénéficie toujours de cette présomption d’innocence. Au cours d’un procès d’assises, les magistrats et les jurés examinent les preuves, entendent les témoins jusqu’à ce que la culpabilité soit établie ou non.
— J’ai bien compris. Chacun est dans son rôle, l’avocat général défend la société, l’avocat de la victime cherche à enfoncer le prévenu quitte à travestir les faits, et l’avocat de la défense s’occupe comme il peut de son client. Seulement, errare humanum est. Ne vous est-il jamais arrivé dans votre carrière, Monsieur le Procureur de réclamer une condamnation avec des preuves insuffisantes ou mal interprétées, sur la foi de témoins manipulés.
— Mais comment être certain, Mademoiselle Lefebvre, que l’homme qui est dans le box des accusés est innocent, même s’il ne cesse de le prétendre ? Sinon connaître le vrai coupable et le dissimuler.
La fin de sa phrase mourut dans un soupir. Ses paroles s’insinuaient au cœur de mon doute.
— Vous admettez donc qu’il est possible d’envoyer un innocent à la guillotine ?, ai-je triomphé.
— Oui, je l’admets. Cependant, dans certaines circonstances, des coupables peuvent avoir agi sous le coup d’une émotion et ne jamais recommencer, alors qu’un innocent peut présenter un danger potentiel pour la collectivité. L’objectif du Procureur est justement de protéger la société.
J’étais abasourdie. Antonin cherchait à comprendre.
— Je ne te suis pas, Sévère…s’il n’a rien fait…
— Tu veux dire s’il n’a encore rien fait. Il peut être un délinquant en puissance…
Antonin lui coupa la parole
— Là, tu parles de circonvenir quelqu’un par prévention. C’est une pratique d’état totalitaire.
— Cela te paraît étrange, mon cher. J’ai exercé neuf mois en tant qu’avocat général à Oran et là…
Il se tut brusquement comme si ce souvenir lui était trop douloureux. J’esquissai une question que je regrettai immédiatement d’avoir posée.
— Pourquoi avoir choisi l’Algérie à une période aussi tourmentée ?
— Mais parce que le pays était à feu et à sang. Je me suis réengagé à la demande de ma hiérarchie.
— Je me souviens de ton départ. J’avais onze ans. Mon frère arpentait la maison en s’arrachant les cheveux. Il disait que tu partais à cause de lui.
J’ai senti chez le procureur un moment de gêne qu’il contrôla.
— Il disait cela ? Cyprien avait tendance à croire que le monde entier  tournait autour de lui.
— Et pourquoi fallait-il renvoyer des juges en Algérie ?
Sévère se mit à parler autant pour lui que pour nous.
— La magistrature en Afrique du Nord fonctionnait sur le principe de la corruption. Les juges étaient tous liés aux familles de grands propriétaires. Ils exerçaient la justice au profit des colons. Le gouvernement, désireux de rassurer les autochtones, a donc rapatrié en métropole des magistrats douteux, j’entends par là trop favorables aux Européens. Parallèlement à cela le nombre de procès n’avait cessé d’augmenter puisque les actes de rébellion étaient traités en délits de droit commun. Des juges et des procureurs ont été rappelés pour participer à la justice militaire dans les départements d’Algérie. Comment appliquer le droit, dans des conditions où blanc n’est pas blanc, avec des méthodes d’instruction expéditives. Le Code d’instruction criminelle s’appliquait à tous les prévenus sauf que la coloration des crimes était politique. Les arrestations étaient tellement nombreuses que les prisons ne suffisaient plus. Je me suis plaint au Procureur de Tizi-Ouzou en tournée d’inspection, il m’a répondu : « Si vous ne savez pas quoi en faire de vos fellaghas, Lapérouse, vous n’avez qu’à les tuer ! » On poussait les militaires à ne pas faire de prisonniers. Ils les liquidaient par carence administrative. La justice ne devait pas condamner des soldats français qui abattaient dans le dos des prisonniers rebelles, alors qu’il était courant d’envoyer à la guillotine des arabes présumés coupables de meurtre. La majorité comparaissait en traduction directe. C’est-à-dire sans enquête. La seule chose dont on avait la certitude c’est qu’ils étaient avec le FLN et que demain ils massacreraient des Français.
Je ne pouvais pas être complice de cette déclaration en me taisant.
— Les Algériens, même ceux qui étaient engagés dans la révolution, n’étaient pas tous des assassins !
— Qu’en savez-vous ? C’est une histoire qu’on ne vous a pas apprise. Tous les membres des réseaux indépandantistes représentaient des tueurs en puissance. Il aurait fallu les considérer comme des ennemis, des combattants, pas comme des rebelles. Pour cela, la France aurait dû reconnaître qu’en Algérie elle faisait la guerre.
J’avais déjà entendu cet argument, sur l’instant je ne me suis plus rappellé qui m’en avait parlé. Le procureur continuait à nous donner des explications :
—J’ai demandé à réintégrer mon poste en métropole estimant que cette justice-là n’en était pas une. Les pouvoirs spéciaux votés par le Parlement nous liaient les mains.
J’ai trouvé le couragee d’ironiser :
— Une question d’éthique personnelle ou de conscience ?
— Les deux, cela vous étonne, Nadia ?
— Je… je ne sais pas.
En effet, je ne savais plus quoi penser.
— Nous en reparlerons un autre jour. Je vois des mouches danser devant mes yeux. Une de ces mauvaises migraines ophtalmiques. J’ai trop discouru. Si vous désirez une infusion ou un alcool, sonnez Louise. Bonne nuit.
Là-dessus, il quitta la pièce. Antonin et moi, nous sommes restés encore un moment à table, préoccupés par ce que nous venions d’entendre. Antonin m’a confié en regagnant son break:
— Sévère est un homme étrange. Sous une apparente froideur il cache une grande sensibilité. Il est le contraire de mon frère qui cachait un cœur de pierre sous une affabilité de façade.
J'ai senti dans cette remarque la trace d'un ressentiment.

CHAPITRE 20
Les mois ont passé, le temps s’est dilaté. Il semblait que le Procureur eût renoncé à me démasquer. Peut-être que ma relation avec Antonin y était pour quelque chose. Ce fut une trêve qui se prolongea de l’été à la fin de l’hiver. Chacun de nous y trouvait son compte. Elisabeth avait pris ses vacances en Espagne. L’ancienne secrétaire de mairie était revenue. Émeline me proposa de travailler la comptabilité à la Villemaurine.
— Ça me déchargera,  vous serez payée. Antonin ne souhaite pas vous voir rentrer à Paris.
Mes fins de semaine étaient libres. Je pris l’habitude d’aller prendre des photos le vendredi, autant par plaisir que pour maintenir l’illusion. Le Samedi et le Dimanche nous allions avec Antonin faire du bateau sur le bassin d’Arcachon sur son petit dériveur. Le reste du temps j’habitais à la Villemaurine. Emeline avait demandé à son père de mettre une chambre à ma disposition.
— Ça vous évitera des voyages inutiles, vous prendrez vos repas avec mon père… vous savez probablement que ma mère est internée depuis la mort de ma sœur. Il est très seul.
Le baron de Saint-Serrin n’était pas de bonne compagnie, puant de suffisance, peu loquace et dépourvu de tout sens de l’hospitalité et de l’humour. La seule tentative que j’ai faite à propos d’Aurore s’est soldé par un cinglant : « Elle est morte et j’interdis qu’on parle d’elle. ». Tous ces que j’ai rencontrés à la Villemaurine appliquait la consigne comme si le souvenir d’Aurore s’était évaporé. La cuisinière m’a dit.
— Ça remonte à trop loin, et personne n’a envie de se rappeler le drame.
Les promenades dans les bois de la Bastille me manquaient. Parfois je sortais dans le jardin trop strict du domaine. Je contournai les garages et je ne faisais toujours la m^me réflesion : le cabriolet n’était pas rentré seul dans le garage.
Lorsque je revenais à la Villemaurine le lundi matin après avoir passé le week-end avec Antonin, j’étais persuadée que je perdais mon temps. Vouloir mettre un nom ou un visage sur le meurtrier d’Aurore était aussi vain que de courir après des bulles de savon. Jusqu’où devait aller la recherche de la vérité ? Ne devrais-je pas me contenter de savoir mon père innocent. Pourquoi entrer dans une histoire qui n’était pas la mienne risquant de compromettre ma relation avec l’homme que j’aimais. Le reste m’importait de moins en moins. Peu à peu, je me désengageais de l’affaire Ben Ali pour me consacrer à ma propre vie, égoïstement. J’ai cessé de tenir régulièrement mon journal. Je préférais vivre les choses que de les noter ou de les analyser. Fin septembre le père d’Emeline mit subitement fin à mon contrat. Il avait trouvé un comptable à Bordeaux.
Antonin m‘a proposé de venir m’installer avec lui à Monplaisir le temps des vendanges. Le travail était harassant, le dos courbé, attentifs à ne mutiler ni les grappes ni les ceps d’un coup de sécateur trop vif. On avançait en silence, le raisin était mis dans des hottes, versé dans les camions qui le livrait aux chais où il était égrappé avant que les grains soient mis au pressoir. La journée se finissait rarement avant 20h00. Après le repas, les saisonniers nord-africains, espagnols, polonais, s’attardaient aux grandes tables. Ils chantaient certains s’accompagnaient à la guitare.  Souvent je pensais à mon père. Des pensées apaisées. C’est après les vendanges que l’attitude d’Emeline à mon égard se mit à changer. Je la sentais plus distante. Elle m’évitait. Un soir de fin octobre, une fois que les parents d’Antonin eurent quittés la table, elle aborda le sujet de mes relations avec son beau-frère.  Elle le fit froidement sans violence avec la supériorité des riches.
— Nadia, je suis chargée… enfin Edmond et moi et aussi ta mère Antonin, nous trouvons… embarrassant que vous viviez à Monplaisir sans être… comment dire, mariés avec Antonin, en union libre.
Antonin tapa du poing sur la table.
— Et alors en quoi ma vie vous regarde ? Depuis la mort de Cyprien, je travaille ici comme un forçat, je porte la propriété à bout de bras. Je demande à la famille  nous laisser tranquilels Nadia et moi. On est majeurs ! Je vais avoir trente ans, Nadia en a 22, si nous désirons vivre en, comment tu as dis, en union libre, je n’ai pas à vous demander la permission.
— Antonin, je te rappelle que la propriété est à ton père. Tu sais comment sont les gens… notre famille a déjà été assez exposée par le passé… prenez le temps de réfléchir. Le mariage c’est sérieux et vous Nadia, vous n’êtes pas d’ici, rien ne dit que cette vie vous conviendrait longtemps. Reprenez quelque temps votre poste à Paris…je vous assure que ce serait plus raisonnable pour vous deux. Antonin, il y a de gros intérêts en jeu, tu le sais.
J’eus l’impression de recevoir une gifle, j’ai pensé à maman Doucette, aux torchons et aux serviettes. Cette conversation était tellement humiliante. Antonin a continué à discuter avec Emeline. J’ai rejoint l’appartement d’Antonin, j’ai commencé à faire ma valise.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je vais partir.
— Non. Attends un peu. Nous partirons, j’ai obtenu un prêt je vais acheter…
— Antonin, tu es riche, tu portes un nom qui compte dans la région, moi je n’ai pas grand-chose, comme dit Emeline je ne suis pas d’ici. Je ne sais pas d’où je suis en vérité. Il vaut mieux qu’on se sépare.
Il ne répondis pas tout de suite, pesant les arguments.
— Peut-être pourrais-tu retourner habiter chez sévère en attendant que mes affaires soient réglées. Après nous partirons.
Il parla au le Procureur. Je repris ma chambre et mes promenades dans le parc. Je n’osais plus aller à Monplaisir. J’étais décidée à rentrer à Paris rapidement. Mais le sort en décida autrement.
L’ancienne secrétaire de mairie était de nouveau malade. Le maire me demanda le dépanner jusqu’au mois de janvier. Je repris le rythme d’avant l’été. Les jours où je ne travaillais pas, je passai du temps chez Lucette à trier des photos qui ne seraient jamais éditées. Je me baladais jusqu’à la tombée de la nuit dans le parc de la Bastille avant d’aller rejoindre Antonin en cachette. Nous devons nous aimez comme des adolescents dans son break. Je me disais à chaque fois que ça ne pouvait pas durer.
Parfois le Procureur descendait, emmitouflé dans un pardessus noir, une grosse écharpe en tricot autour du cou. Il marchait doucement les mains dans les poches, entre les grands arbres. Il lui arrivait de me rejoindre sur un sentier, il feignait d’être là par hasard. Depuis le dîner du mois de mai, nous n’avions plus jamais abordé la question de  l’Algérie, pas davantage celle de la peine de mort. Je m’étais éloignée pendant trois mois. A présent, ma rancune n’était plus aussi forte. J’avais mûriet l’incertitude qi pesait sur mon avanir avec Antonin occupait mon esprit plus que le passé de mon père.
Avec l’hiver mes promenades s’espacèrent et les occasions de parler avec Sévère Lapérouse sont devenues rares. Le jour de la Toussaint, j’ai accompagné Antonin au cimetière fleurir la tombe de Cyprien. Une après-midi froide et ensoleillée, une de ces journées d’automne qui prépare activement l’hiver. Au retour du cimetière, j’ai entraîné Antonin à la Bastille. Nous avons marché jusqu’au kiosque rongé de mousse. Les cèdres toujours verts conféraient à cet endroit une sorte d’éternité. Antonin, repensant à notre visite au cimetière, remarqua : « La dévotion envers les morts est étrange. Ne ferait-on pas mieux de s’intéresser davantage aux vivants ? Lorsque Cyprien habitait à Monplaisir, je faisais en sorte de ne pas y mettre les pieds. Tout à l’heure au-dessus de sa sépulture, j’ai ressenti un pincement au cœur. Peut-être ne l’ai-je pas assez aimé avant. Vivant, il m’était odieux. L’amour est-ce que ça se commande ? »
J’eus envie de lui répondre que dès qu’on touchait aux sentiments on entrait dans l’obscur, mais je me suis contentée de presser sa main plus fort.
À l’heure du dîner nous nous sommes séparé. Au moment où j’ouvrais la petite porte pour gagner ma chambre, la silhouette immense du Procureur se profila en haut des marches.
— Mademoiselle Lefebvre, venez dîner avec moi. Vous descendrez par l’intérieur. Comme il est dans Dom Juan : On n’a pas besoin de lumière, quand on est conduit par le Ciel.
J’ai répondu par jeu :
— Dois-je craindre quelque foudre et qu’un feu invisible me brûle ?
Le regard du Procureur s’est appesanti sur moi. Il répondit à ma répartie par un petit rire.
— 19h00 a-t-il ajouté avant de disparître.
Je suis descendue par le grand escalier en bois ciré, m’attardant à regarder les portraits de la famille de Nairac. Zarathoustra que j’avais lu et relu était dans ma poche. Un livre pour tous et pour personne, comme l’avait défini son auteur. Le Procureur avait dû y trouver maintes fois matière à réflexion. Louise m’installa dans la salle à manger d’apparat. Son regard chargé de reproches criait que je représentais la perversité universelle. Elle siffla entre ses dents serrées :
— Monsieur le Procureur ne va pas tarder, il vous prie de l’attendre.
— Voulez-vous que nous bavardions en attendant ?
— Monsieur le Procureur ne m’emploie pas pour m’entretenir avec ses invités.
Elle me tourna le dos.
— Voyons Louise, je ne suis pas une invitée, pourquoi me fuyez vous ?
— Je ne vous fuis pas, je fais mon travail.
Le Procureur entra, Louise se retourna prestement. Il lui lança d’une voix froide et blanche.
— Ma pauvre Louise, ne te sauve pas, réponds donc à notre locataire…
— Je n’ai rien à dire, Monsieur Sévère.
— Allons de grâce, ma bonne, dis-lui ce que tu ne cesses de me chanter sur tous les tons !
— Ce n’est pas bien Monsieur de me traiter ainsi. Laissez-moi retourner à la cuisine, le rôti brûle.
Elle poussa un gros soupir et s’éloigna aussi vite que son poids le lui permettait.
— Eh bien, Nadia, je vais vous le dire, puisque cette couarde parle dans votre dos. Elle dit que vous cachez votre jeu, et que vous êtes le diable.
L’attitude du Procureur vis-à-vis de la vieille servante était ô combien cruelle. Je me mis à rire, d’un rire nerveux qui exprimait la gêne mieux qu’il ne la cachait. J’avais déposé le livre sur la nappe à côté de mon verre, bien en évidence. Sévère Lapérouse braqua ses yeux sur moi faisant voix de velours :
— Alors, Mademoiselle, êtes-vous le diable, répondez ?
— Je vous retourne la question.
Lorsqu’il reprit la parole, sa voix avait gagné une nouvelle vigueur :
— Beaucoup de gens le pensent. Ils ne savent pas que pour attester du diable, il faut croire en dieu. C’est dieu qui fait les démons. Qu’en pensez-vous ?
— Je crains d’avoir peu de compétence en la matière.
Mon hôte agita la sonnette et par un enchantement qui tenait de la lampe d’Aladin, Louise se matérialisa dans l’instant.
— Tu peux commencer à servir.
— Bien, Monsieur.
Son attitude soumise après l’affront qu’il lui avait infligé souleva chez moi une bouffée de révolte. Pourquoi Louise se comportait-elle toujours en serve devant le Procureur ? Il lut dans mes pensées, lorsque la gouvernante fut hors de portée, il s’expliqua :
— Avec les domestiques, Nadia, même les plus âgés, il faut rester à distance, sinon ils ne vous respectent pas. L’autorité assure la tranquillité. Louise s’imagine que je lui appartiens parce qu’elle a changé mes langes et que ma mère se comportait comme une gourgandine. Constance, elle, savait se faire obéir, c’était un don naturel, elle n’était jamais obligée de gronder. Elle gardait une froideur égale qu’elle fût contente ou pas. Moi, je suis comme mon père, on ne me respecte que par crainte.
— Cette peur que vous inspirez est liée à votre fonction. La maîtrise de la vie ou de la mort d’autrui.
— Vous êtes dans l’erreur, je n’ai pas le pouvoir que vous me prêtez. Je ne suis que l’instrument de la justice. Je pensais que vous l’aviez compris lorsque nous en avions parlé avec Antonin. Mais je sais à présent que vous n’êtes pas convaincue. Et pourquoi. J’ai été fort étonné de votre intérêt pour l’Algérie. Cette guerre est l’un des conflits qui restera planté dans le cœur de la France comme une dague empoisonnée. À part ceux qui se sont battus ou qui ont été obligés de quitter leurs terres, personne n’y pense plus. Et surtout pas les gens de votre génération. Seriez–vous liée à ce pays d’une quelconque manière ?
Cette fausse curiosité me fit tiquer. Le silence gagna du terrain, interrompu par le service. Une fois Louise ressortie, le Procureur abattit enfin ses cartes. Il n’était pas en colère. Sa façon de me regarder révélait une infinie tristesse.
— Ne me mentez plus, Mademoiselle Lefebvre, aujourd’hui je sais parfaitement qui vous êtes. Faisons fi de la tyrannie des apparences ! Nous n’en sommes plus là.
La phrase du Procureur ne me surprit pas plus que ça. Le moment que j’avais souhaité puis redouté était venu. Je ressentis un certain soulagement.
— Il me semble que vous l’avez toujours su.
— Détrompez-vous. J’avais imaginé tout autre chose. Lorsque le maire, à votre arrivée ici en Octobre de l’an passé, m’a fait demander par un de nos amis communs si je pouvais loger provisoirement la jeune secrétaire de mairie, une parisienne qui travaillait sur un livre, j’ai pensé que vous étiez ma fille.
Je fus tellement surprise que mon verre m’échappa. Il se répandit sur la nappe en une tache violine. J’eus à peine le temps de sauver Zarathoustra de la noyade. Le Procureur continua à parler :
— J’avais une maîtresse à Bordeaux, une petite fleuriste. Quelques mois après la mort de  Constance. J’allais acheter des fleurs pour la tommbe de ma femme tous les jours en sortant du Tribunal. Elle a d’abord eu pitié et puis elle s’est mise à m’aimer.
— Et vous ? Vous l’aimiez
— Peut-être, je n’y pensais pas. J’avais besoin d’elle, je vais être franc, j’avais besoin de son corps pour me sentir vivant. Echapper à l’emprise de Constance, je veux dire de Constance morte. Lorsque j’ai été envoyé en Algérie, j’ignorais que cette femme fût enceinte et lorsque je suis revenu, elle avait quitté la région. Elle m’envoya deux ans plus tard, la photo d’une petite fille, rien d’autre. Un geste cruel. Le cachet de la poste mentionnait Arras. Je ne fis rien pour la retrouver, ni elle ni l’enfant dont j’ignorais même le prénom puisqu’elle ne l’avait pas mentionné. Lorsque Louise me révéla que votre famille était du nord, que vous aviez fait vos études à Arras, j’ai imaginé que vous étiez l’enfant de la photo. Que votre mère vous avait permis de me retrouver. Que vous saviez qui j’étais. Je me suis senti piégé, entre l’envie de vous laisser entrer dans ma vie et le désir de me protéger en vous ignorant. Je pensais que vous finiriez bien par repartir. Je suis un vieil homme, la solitude est pour moi la seule compagne depuis la mort de Constance, en dehors de la fleuriste. Votre intrusion m’a affligée avant de m’attendrir. Et surtout je ne comprenais pas à quoi vous jouiez. Je sentais que vous n’étiez pas veneu chez moi par hasard. J’attendais que vous me réveliez votre identité. J’ai respecté votre silence. Je pensais que vous n’osiez pas. Que vous ne vouliez pas au fond d’un père comme moi. Je sentais en vous des capacités. Vous étiez comme un terrain en friche. J’avais envie de vous faire progresser, de vous tirer d’une bâtardise dont j’étais la cause. Antonin est tombé amoureux de vous. Il me l’a dit. J’étais heureux de voir le frère de mon meilleur ami s’intéresser à vous. J’avais l’intention de lui dire qui vous étiez, je voulais vous reconnaître, faire de vous une femme riche. Très riche. Et puis vous êtes partie à la Villemaurine. Je me suis retrouvé seul, j’avoue que vous m’avez manqué.
Je lui posai la question qui me taraudait depuis des semaines :
— Pourquoi Zarathoustra ?
— J’espérais que vous liriez le chapitre De l’enfant et du mariage, et que vous comprendriez que j’étais votre père. Tu es jeune et tu souhaites enfant et mariage. Mais moi je te demande : Es-tu un homme qui a le droit de souhaiter avoir un enfant. Cela s’applique très bien à moi. J’ai laissé un enfant sans chercher à m’en rapprocher, et le fils de Constance est mort. Ma semence porte en elle, non pas la vie, mais sa destruction. Je serais curieux de savoir ce que vous trouvez dans le livre qui puisse vous rapprocher de moi ?
— La vengeance.
— J’y ai pensé quelquefois.
— Cela doit être clair puisque vous savez à présent que je suis la fille de Lahcène Ben Ali.
— Je l’ignorais au moment où je vous ai envoyé Zarthoustra. C’est Émeline qui m’a demandé il y a quelques jours de me renseigner sur vous. Elle était inquiète pour l’avenir d’Antonin. Elle trouvait votre attitude étrange. Lorsque vous étiez à la Villemaurine, un des ouvriers vous a reconnue Vous étiez passée chez lui deux fois sous prétexte de vous intéresser aux crimes des Nord-Africains, en particulier au crime de la Maqueline, Il vous a revue durant les vendanges. Il en a parlé au maître de chai qui  s’en est ouvert à Emeline. Elle m’en a parlé. J’ai fait fonctionner mes réseaux. J’ai reçu ce matin un rapport sur vos faits et gestes depuis que vous êtes née ou presque. J’ai fait des recoupements. Vous êtes née à Bordeaux, votre mère était institutrice à Talence en 1953. On a retrouvé trace de deux voyages en Algérie qu’elle a effectués. Je peux même vous fournir les dates. Il est devenu évident pour moi que vous deviez être la fille de cet homme condamné pour le meurtre de la fiancée de Cyprien Hauterives. J’ai compris que vous étiez venue habiter chez moi pour me demander des comptes. Vous étiez une sorte de double du spectre du Commandeur. Je comprends mieux votre interêt pour la Justice. C’est aussi pour vous venger que vous avez séduit ce pauvre Antonin ? Je ne vous laisserai pas faire. Je l’aime comme un fils.
Cet entretien rouvrait des blessures intimes. Allais-je perdre Antonin comme j’avais perdu Vincent ? Je n’avais plus rien à perdre à dire la vérité.
— Ne mêlez pas Antonin à ça. Je l’aime sincèrement. Je vais m’expliquer. J’ai brutalement appris l’an dernier que mon père avait été guillotiné. Une lettre qu’il avait laissée pour moi à son avocat. J’ai voulu en savoir davantage. Quoi de plus naturel, de plus humain ? Je suis venue à Bordeaux pour faire la lumière sur cette affaire qui me paraissait avoir été bâclée. J’ai retrouvé des témoins. C’est par hasard que je suis venue à Sarignac. Vous ne me croyez pas ? J’avais besoin de travailler, une amie m’a conseillée de répondre à une annonce. Le maire m’a engagée. Votre nom figurait sur le procès verbal de l’exécution de mon père, un des témoins l’a également mentionné, et je l’ai repéré sur les listes électorales de la ville. Je souhaitais vous parler de mon père, comprendre, rien de plus. C’est la vérité.
— Pourquoi ne pas m’avoir dit tout de suite ce que vous étiez venue chercher chez moi ?
Il ne servait à rien de mentir, je répondis sincèrement :
— Je ne sais pas. La peur que vous ne vouliez pas me répondre. La curiosité que vous avez éveillée en moi m’a poussée à différer le moment de parler. Je voulais savoir qui était l’homme qui avait fait condamner mon père. Surtout pourquoi vous vous étiez acharné à le perdre alors qu’il était innocent, j’en ai aujourd’hui la preuve.
— Et alors, il vous a fallu plus d’un an pour ça ?
J’ai murmuré :
— L’idée de vous coincer s’est éteinte peu à peu.
— Nietzsche est passé par là ! a-t-il ironisé.
J’ai poursuivi sans tenir compte de la remarque :
— Avez-vous jamais imaginé ce que vit un homme condamné à mort pour un crime qu’il n’a pas commis. Ce n’est pas Lahcène Ben Ali qui a tué Aurore de Saint-Serrin. L’enquête a été mal faite, vous devez le savoir, parce que vous êtes un magistrat consciencieux.  Le cabriolet d’Aurore a été vu à la Maqueline par un témoin alors qu’elle était déjà morte, mais pas encore égorgée. La voiture avait disparu lorsque le corps a été découvert. Vous vous êtes fondé sur le vol pour le faire condamner. Saviez-vous que la fiancée de votre ami jouait au porteur de valises pour le FLN ?
Le procureur laissa s’installer le silence avant de reprendre.
— Il ne suffit pas de démontrer pour savoir.  Vous ne savez rien de ce qui s’est passé. Je n’imaginais pas que ce serait une jeune fille qui viendrait à dévoiler un secret que je croyais enfoui. La réalité est bien plus terrifiante que tout ce que vous avez pu imaginer. Jusqu’à ce que je croise votre route, j’avais fait en sorte d’oublier ce procès, cette condamnation, pire de m’en accommoder au motif que c’était la seule chose raisonnable à faire. J’ai décidé de vous dire la vérité. Aurez-vous le courage de m’écouter jusqu’au bout sans m’interrompre.
Je fis oui de la tête.
— Cyprien Hauterives, je vous l’ai déjà dit, étais un frère pour moi. Cette amitié hors du commun est à l’origine de la forfaiture que j’ai commise. Mon ami ne voulait pas voir les défauts qu’Aurore. Ce n’était pas une femme pour lui. C’était une fille incontrôlable. Elle avait des fréquentations déplorables, elle buvait, fumait, draguait les ouvriers qui travaillaient sur le domaine et couchait avec n’importe qui au motif d’être une fille  à la page. Cyprien était jaloux de tous les hommes qui tournaient autour d’Aurore, et il y en avait beaucoup. Elle sortait le soir en cachette. Plusieurs fois, il l’avait vue discuter avec Ben Ali. Alors, il s’est mis à la surveiller. C’est ainsi qu’il a découvert qu’elle passait des documents et de l’argent pour les rebelles Algériens. Il voulait qu’elle cesse de se compromettre. Le 22 janvier 1956, Aurore est sortie en voiture vers 23 heures. Cyprien fou de rage l’a suivie. Elle est descendue de voiture pour fumer sur le ponton de la Maqueline. Elle attendait quelqu’un. Cyprien l’a rejointe, il a voulu l’obliger à rentrer, ils se sont disputés, il l’a frappée. Elle est tombée, sa tête a heurté une poutrelle. Il l’a crue morte. Cyprien est venu ici. J’ai entendu un moteur dans la cour, je suis descendu en pyjama. Il m’a conté l’accident. Pris de panique, il m’a demandé de l’aide. Je lui ai conseillé d’appeler la police. C’était un accident, il ne risquait qu’une peine minimale. Il n’a pas voulu m’entendre et je me suis laissé prendre à sa folie. Nous sommes retournés sur le lieu du drame dans sa voiture. Ensuite, c’est moi qui ai reconduit le cabriolet d’Aurore à Margaux. Cyprien m’a suivi. Il a rangé la voiture d’Aurore dans le garage et m’a reconduit ici, avant de rentrer dormir à Monplaisir.
Je me suis mise à hurler,  mais le Procureur m’arrêta d’un geste de la main.
— Vous avez promis de ne pas intervenir avant la fin. Les jours suivants, la machine judiciaire s’est mise en branle. J’ai eu en main les rapports de gendarmerie et les conclusions de la police qui mentionnaient qu’elle avait été égorgée. Ma première idée a été que Cyprien s’était trompé, qu’elle n’était peut être pas morte sur le coup. L’homme avec qui elle avait rendez-vous l’avait achevée après son départ. Le Procureur général m’a chargé du dossier parce qu’il me savait proche des Saint-Serrin. Il préférait que ça se passe « en famille ». La police a arrêté Ben Ali supposant qu’il était l’homme avec qui Aurore avait rendez-vous. Un bijou de surcroît a été retrouvé dans son vestiaire. En toute bonne foi, j’ai pensé qu’il était arrivé à la Maqueline entre le moment où elle était tombée sur le ponton et celui où nous sommes revenus. Qu’il avait achevé Aurore pour la dépouiller. Je n’avais pas vu le corps de près, pas assez en tous cas pour savoir si la gorge avait été tranchée. Quelques jours après le début du procès, Cyprien à moitié fou est venu m’avouer que c’était lui qui avait égorgé Aurore pendant que je ramenais le cabriolet. Il avait placé son bracelet dans le casier du mécanicien qu’il estimait être responsable de tout. Je lui ai conseillé de se calmer, de s’en tenir à ses premières déclarations. Nous avions eu tort de ne pas appeler la police immédiatement. Mais, après le maquillage de la scène de crime avec mon aide, il fallait absolument qu’il se taise. Je risquais ma carrière. C’était trop tard pour les remords. L’enquête montra que Ben Ali faisait partie du FLN, qu’il n’hésitait pas à racketter ses coreligionnaires, que son frère avait été condamné à mort pour assassinat en Algérie.
— Vous auriez pu orienter les jurés vers la clémence, puisque vous saviez qu’il était innocent.
— Ma conscience s’est tue parce que les hommes du FLN étaient des tueurs. L’opinion n’aurait pas compris que le Parquet lui trouve des circonstances atténuantes. Je devais respecter la logique de la procédure. Et dans cette affaire, l’amitié fut la plus forte. J’ai accepté de passer outre mon honneur de magistrat pour sauver Cyprien. Un proverbe dit que les amis n’ont qu’une seule âme. Il m’a semblé que sa vie, sur les plateaux de la balance, pesait plus lourd que celle de votre père, un terroriste algérien,. C’est injuste, mais c’est humain. Trop humain !
— Humain ? Révoltant, ignoble, inique, voilà les mots que vous devriez employer. Vous êtes un monstre…il n’y a pas de mot assez fort !
— Tant que je ne vous avais pas face à moi, je m’étais persuadé d’avoir eu raison. Maintenant que vous me condamnez au nom de votre père, j’accepte votre verdict. Je ne mérite pas votre indulgence. Je vous estime, Nadia, je regrette même que vous ne soyez pas ma fille. Pourrez-vous me pardonner un jour ? J’ai préparé une lettre d’explication pour Émeline et Antonin. J’ai aussi rédigé par écrit ce que je viens de vous révéler. Tenez ! Avec ça entre les mains, vous allez pouvoir demander réparation pour Ben Ali, ce qui ruinera ma réputation et celle de la famille Hauterives et ne rendra pas la vie à votre père. Mais votre honneur sera lavé, vous marcherez tête haute. C’est ce que vous souhaitiez, non ? Maintenant que vous avez des aveux, le choix vous appartient. Révéler la vérité ou la taire. Je n’aimerais pas être à votre place, Nadia.
Sévère Lapérouse disait vrai. Je n’aimais pas ce que je venais d’apprendre. Lorsque j’ai voulu me lever, le sol s’est dérobé sous mes pieds. Le Procureur s’estredressé dans un effort surhumain pour quitter la pièce. Je l’ai entendu monter les marches. Je suis retombée sur ma chaise. J’ai bu d’un trait le verre de vin auquel il n’avait pas touché. J’ai fermé les yeux, trop accablée pour bouger. Un peu plus tard, un claquement a retenti suivi du choc d’un objet lourd qui tombe. J’ai pensé à un volet mal fermé. Ensuite, j’ai réalisé qu’il s’agissait d’un coup de feu. Je m’attendais à voir Louise apparaître ou crier, mais la maison demeura silencieuse. Je me suis précipitée vers l’escalier aux portraits. Au premier étage, j’ai ouvert toutes les portes à la volée jusqu’à trouver la chambre du Procureur.
Il était assis à un bureau, dans la pénombre. Seule une lampe au globe vert éclairait la pièce. Les double-rideaux étaient tirés. J’ai aperçu la carabine qui avait glissé au sol. Une partie du visage de Sévère Lapérouse avait été emportée par la balle. Un côté du maxillaire pendait. Il haletait bruyamment, les veines de son cou palpitaient. J’ai décroché le téléphone, avec la main il m’a fait signe d’arrêter. J’ai vu dans ses yeux une lueur de supplique. Cette demande muette  qu’on voit dans l’œil d’un cheval blessé. Il eut un bref mouvement de la main en direction de l’arme. J’ai murmuré : « Ne bougez pas. Je vais appeler les secours. » J’ai entendu, ou j’ai cru entendre, non et pardon, suivi du mot pitié. C’était atroce. Alors, sans réfléchir davantage, j’ai ramassé la carabine. Il m’a semblé lire un encouragement dans le regard suppliant du blessé. J’ai placé le canon sous son menton. J’ai pris une grande respiration et j’ai appuyé sur la détente. Une secousse a parcouru tout mon corps tandis que le crâne du Procureur volait en éclat. J’ai essuyé l’arme avec ma jupe. J’ai placé le doigt tiède de Sévère Lapérouse sur la gâchette. Je n’ai ressenti ni joie, ni remord. Je ne me suis pas non plus sentie vengée. Je me situais au-delà des bassesses. J’ai simplement songé que même un chien enragé a le droit d’être achevé par humanité.
Lorsque je suis redescendue, Louise, dans le vestibule, avait le visage décomposé. Je suis allée dans la salle à manger reprendre mon livre. La gouvernante avait fait place nette. J’ai compris qu’elle avait entendu la confession du Procureur, écoutant derrière la porte selon son habitude Connaissant le sens de l’honneur de son maître, le premier coup de feu n’avait pas dû la surprendre. Étonnement, elle ne fit pas allusion au second. Elle m’informa que le gardien venait de partir chercher le médecin et elle m’ordonna de monter dans ma chambre. De grosses larmes coulaient sur ses joues ridées. Entre deux sanglots elle murmura : « Allez-vous en. »


Epilogue
Le jour de la Toussaint 1976, j’avais aidé le Procureur à rejoindre le Léthé dont il prisait tant le silence au lieu d’appeler les secours. Aux yeux de la loi, c’était un meurtre pas un acte d’humanité. Dans la panique de l’instant, je n’avais pas réfléchi. J’avais répondu dans l’urgence à la supplication muette de Sévère Lapérouse qui agonisait sur son fauteuil. J’avais tiré sans haine et je crois qu’il a eu le temps de voir dans mon regard qu’au fond de moi, je lui avais pardonné.
Le lendemain à l’aube, j’ai demandé au jardinier de porter une lettre à Montplaisr. Dans l’enveloppe destinée à Antonin, j’avais glissé la confession du procureur et un mot lui annonçant mon départ et ma décision de ne rien dévoiler jamais sur la culpabilité de son frère.
J’ai vidé ma chambre, emballé mes affaires. Vers midi, le break d’Antonin s’est garé dans l’allée de la Bastille dont le portail depuis la nuit dernière était resté ouvert. Il m’apprit qu’Emeline avait tenté de se suicider en avalant des somnifères. Elle était hospitalisée dans un état critique. Lui-même se sentait entaché par les actes de Cyprien, il ne cessait de me demander pardon, honteux d’une infamie qu’il n’avait pas commise et d’une forfaiture dont il n’était pas responsable. Il voyait ce déshonneur comme une entrave à l’amour. Il retournait cette idée comme un gigantesque sablier. J’étais trop bouleversée pour le réconforter. Je l’ai assuré que le fil qui nous reliait n’était pas rompu. Il était provisoirement invisible. J’ai fait de mon mieux pour laisser ouverte une lucarne sur un avenir qui ne pourrait se construire qu’ailleurs, loin de Bordeaux et de sa région. Le visage inondé de larmes, je l’ai abandonné sur le perron, tout brûlant de la culpabilité de son frère.
Je me suis arrêtée à la mairie. J’ai pris congé du maire. Je suis allée me réfugier chez Lucette à qui je n’ai rien dit du drame. J’ai annoncé à Elisabeth la mort tragique du procureur sans lui avouer la part que j’y avais prise. Ceci devait rester mon secret. Je les ai prévenues toutes deux que j’allais partir en voyage. Elisabeth m’a demandé de trier une quarantaine des meilleures photos de nos reportages. Son père connaissait un écrivain qui… et aussi un éditeur… J’ai dit oui à tout. Dans l’immédiat j’avais d’autres projets.
Le jour de l’enterrement, j’espérais revoir Antonin au moins un instant autour du cercueil du procureur, sentir dans son regard que rien n’était perdu pour l’avenir. Qu’il fallait juste laisser le temps faire son œuvre. Mais, il n’est pas venu. Personne de la famille Hauterives n’est venu. Pas davantage les Saint-Serrin… ou ce qui en restait. J’ai quitté le cimetière, j’ai pris le train en direction de Marseille. 
J’ai embarqué vers l’Algérie le 12 novembre 1976. Je suis montée à bord d’un de ces navires qui me faisaient tant gamberger dans mon enfance lorsque je rêvais de rejoindre le fantôme de mon père à Cipango. Au petit matin, après ving-deux heures de traversée, Bejaïa est apparue au fond d’une baie dans un éblouissement vert et bleu. Le cœur me battait jusque dans les yeux à l’idée de fouler le sol du pays de mon père. Je n’avais rien prémédité pour la suite. Mais je savais à quoi j’aspirais — marcher sur les traces de Lahcène Ben Ali, le jeune homme. Aller de Constantine à Batna, jusqu’à ce que je rencontre son reflet dans un oued, au bout des terres arides, et que le cercle se referme pour de bon.
Viendrait le moment où morts et fantômes pourraient reposer en paix au fond de mon âme.
Le ferry s’est amarré en douceur au quai de la gare maritime. Tant de tanks et tant de soldats avaient débarqué en Kabylie depuis ce quai, avant d’emprunter les chaussées qui les menèrent au désastre. Une génération séparait leurs pas des miens. Ma tête s’est mise à tourner. Debout sur le bitume j’ai tangué encore un instant avant de retrouver l’équilibre. Un tourbillon de cris en langue arabe m’a emportée d’un coup. Mes narines se sont chargées des odeurs du port : poissons, mazout, épices. Au fond de moi une fantastique excitation. J’ai tendu le bras pour toucher le ciel dans un geste inutile. A sa couleur bleu marine,  je sus que je n’étais pas de ce pays. J’ai réalisé que le sang algérien qui coulait en moi n’était pas tout. Mes racines puisaient leur sève ailleurs, dans la mer du Nord, dans les ciels nuageux porteurs de pluie, dans les terrils de Picardie, dans la terre grasse où ma mère était enterrée, cette glaise épaisse sur laquelle les cendres des Vieux avaient été dispersées.
Là, sur ce quai étranger je me suis fait la promesse d’écrire l’histoire de Lahcène Ben Ali qui n’était ni un ange ni un monstre, juste un jeune homme, comme tant d’autres, pris dans rouages d’une guerre qui n’a jamais dit son nom.
Ce soir-là, il y a dix ans déjà, tandis que le crépuscule faisait flamber la Méditerranée, j’ai marché à grands pas dans Béjaïa. En haut, dans les venelles, menant au Cap Carbon, j’ai croisé des arabes aux dialectes incompréhensibles. La nuit me surprit face à la mer, au lointain le pic des Singes d’où, d’après le dépliant touristique trouvé dans ma cabine, la vue était imprenable. Je portais en moi tant d’autres lieux moins exotiques : Candekerque, Arras, Canterac, Sarignac, La Maqueline. Je remâchais le vers d’Anatole France cité par M° Loiseau, il me sembla qu’il y avait de cela des siècles. Où étaient les ,roses en bouton ?
Je suis allée à Constantine et à Batna en autocar. J’ai traversé des paysages féériques, des gorges profondes. Nulle part je n’étais la bienvenue. Nulle part ne n’ai senti en moi un frémissement, une sensation d’avoir atteint un lieu où j’aurais le sentiment de toucher au passé de mon père. A Batna des Ben Ali, il y en avait beaucoup. Lesquels avaient un lien de parenté avec mon père ? Comment les visiter tous. Pour leur dire quoi ? Je suis la fille de Lachcène et d’une française. Ils m’ont conçue pendant la guerre… Les français n’étaient plus les bienvenus dans l’ancien territoire colonial. Au bout d’une semaine  passée à hésiter dans un hôtel miteux j’ai renoncé. Je suis rentrée en France.
Ce voyage n’avait fait éclore aucune rose. Peut-être n’y avais-je pas cru avec suffisamment de force.
Je suis revenue à Bordeaux. Elisabeth m’apprit que la police me recherchait comme témoin. Les deux coups de feu avaient fini par paraître suspects aux enquêteurs.
— Tu devrais aller parler aux gendarmes a suggéré Elisabeth. N’attends pas qu’ils te trouvent.
Je suis allée à Sarignac m’expliquer à la gendarmerie. Lorsque j’ai raconté le motif qui m’avait poussé à rencontrer le procureur, je suis passée de témoin à suspecte, puis à coupable. Le Parquet a ouvert une instruction. On m’a placée en garde à vue. Elisabeth a contacté un avocat qui est venu m’assister. Il a obtenu ma remise en liberté provisoire. Je me suis installée chez Lucette en attendant le procès. Grâce au père d’Elisabeth, l’ouvrage sur les domaines viticoles du Médoc devait bientôt se concrétiser. L’éducation nationale, elle, refusa de me réintégrer, en dépit de la présomption d’innocence.
Je me suis remise à la photo. Rien d’artistique, des mariages, des fêtes municipales, des goûters d’anniversaire, des photos scolaires. L’argent gagné me permettait de vivre à condition de ne pas avoir des goûts de luxe. Le procès s’est tenu en janvier 78. Mon avocat obtint un non lieu, faute de preuves suffisantes et de témoins à charge.
J’étais libre et le secret des Hauterives préservé.
L’ouvrage est sorti en mars sous le titre Propriétés remarquables du Médoc. Grâce au texte poétique d’un auteur en vogue accompagnant les images ce fut un succès. Tout le long du printemps nous avons enchaîné les séances de dédicaces et les interviews.
C’est à la librairie M. à Bordeaux que je revis Antonin. Il était dans la file d’attente au milieu des gens venus nous rencontrer. Lorsque son tour arriva, il se pencha vers moi et me tendit deux livres. Des larmes ont gonflé mes paupières. J’ai murmuré :
—  Tu verras qu’il t’est dédié, que puis-je ajouter de plus?
— J’ai vu, mais peut-être peux-tu écrire quelques mots… quelque chose de plus personnel. L’autre est pour Émeline.
J’ai griffonné une phrase passe partout pour Émeline et j’ai écrit sur l’autre: je t’aime.
Je lui ai tendu les deux ouvrages.
— Après la signature, il y a un verre de prévu… si tu as un moment, on pourrait…
— D’accord, je t’attends.
— Et moi, je t’attendais.
Nadia Hauterives-Lefebvre.
Seppeltsfield, Australie.
Novembre 1986.

FIN